vendredi 22 août 2014

1914, Musique française, musique allemande

J'interromps une seconde mes élucubrations salzbourgeoises pour vous parler un peu de ma lecture du jour : en plein centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, me voilà donc lisant sur Gallica le numéro de 1914 de la vénérable Revue Musicale. Je n'en suis pas encore très loin, mais c'est amusant de constater, sur ce début d'année, l'extrême vigueur de la germanophilie musicale française (pas toujours des collaborateurs de la revue, mais visiblement celle du public). On le voit dans la véritable obsession pour Beethoven, Schubert et les autres, par l'enthousiasme que suscitent les concerts dans les grandes villes du monde germanique (avec un peu de moquerie pour Munich, d'ailleurs, et son incapacité à se doter d'une salle de concert digne de la ville - c'est d'ailleurs toujours le cas en 2014 !), mais aussi avec l'événement majeur du début d'année que constitue la première française de Parsifal, tombé dans le domaine public trente ans après la mort de Wagner. J'imagine que le revirement suivant l'entrée en guerre aura quelque chose de réjouissant.
Mais je tombe surtout sur cet article qui relate une exécution de la quatrième symphonie de Mahler, j'imagine la création française de cette œuvre :

"Dès la douzième mesure, par exemple, ça change, ça tourne définitivement au Caf"Conc' du Prater, avec le Damen-Orchester, les écharpes jaunes, la quête de la jolie flûtiste, au milieu des bruits de fourchettes, des odeurs de schnitzel panirt, des relents de veuves-joyeuses... et ça part en une enfilade de valses, viennoises, je veux bien, mais, à coup sûr, d'une terrible trivialité qui n'a plus rien du tout de schubertien."
"c'est un morceau pour Alhambras ou Moulins-rouges, mais pas pour salle de concerts symphoniques."
"Les trois autres pièces de la symphonie, aussi simplettes de forme que nulles de recherches harmoniques, ne viennent malheureusement pas relever le niveau musical donné par le premier mouvement..."
"Et partout, depuis le premier mouvement jusqu'au final, s'étale la plus parfaite, la plus complète vulgarité. Est-il possible qu'un compositeur puisse manquer à ce point de goût et de sens artistique, et ne semble point se douter que, quelque sujet qu'il traite, il doit avant tout choisir de beaux matériaux, s'il veut créer de la beauté? Mais Haydn, mais Beethoven, mais Schubert, viennois cependant d'origine ou d'adoption, ne sont jamais triviaux dans leurs peintures populaires ou paysannes, parce qu'ils laissent parler leurs âmes de poètes et ne cherchent point à faire de la photographie...
En quelle estime ne devons-nous pas tenir nos musiciens français d'avoir su se garer de cette tare de vulgarité qui paraît s'étendre actuellement sur la musique allemande !"

Mon pauvre, si tu savais... L'auteur de ces lignes immortelles, c'est naturellement Vincent d'Indy. Le dernier fragment, je trouve, est significatif. Ce goût, ce refus de la vulgarité, ce choix des beaux matériaux qui font les vraies beautés... Voilà bien pourquoi la postérité a recouvert les œuvres de d'Indy lui-même comme celles de beaucoup de ses contemporains français. Il n'y a rien de plus fatigant que les efforts que le public français subit avec patience, mais sans jamais rien de plus que de la politesse, depuis des décennies, cette réhabilitation de la "musique française" qui n'aura jamais lieu, fort heureusement. Je mets "musique française" entre guillemets, parce que bien sûr il ne s'agit certainement pas de faire une sorte d'anti-nationalisme qui serait forcément à peine moins idiot que le nationalisme du camp d'en face - mais quand on a Rameau, Berlioz ou Boulez, on a mieux à faire que de s'occuper des chantres du bon goût et des beaux matériaux que vante d'Indy !

PS: en continuant ma lecture, je tombe sur un autre fragment du même, relatif cette fois à une exécution en concert du Sacre du printemps, "un chef-d’œuvre selon les rites de la petit église moderniste. - Chef d’œuvre, non certes, il faut tout de même autre chose pour motiver ce titre, mais œuvre d'un très grand intérêt rythmique, sinon musical, et qui dénote chez son auteur un réel tempérament d'artiste. Nous attendons avec confiance le jour où M. Strawinsky ayant secoué le joug et s'étant libéré des dogmes de sa petite confrérie, nous donnera une œuvre d'émotion dans laquelle il osera laisser parler son coeur plus haut que son ingéniosité".
Une œuvre d'émotion, tiens, encore un concept esthétique d'une prodigieuse profondeur...
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