mercredi 21 mai 2014

Tancredi au TCE : le Rossini seria encore privé de drame

Les opéras sérieux de Rossini n’ont pas vraiment fait une grande carrière, ces vingt dernières années, sur les scènes parisiennes. Côté français, le Guillaume Tell de Bastille n’était pas musicalement honteux, au contraire (Thomas Hampson, notamment), mais c’est sans doute à cause de la mise en scène de Francesca Zambello qu’aucune reprise n’en a été affichée (quel gâchis, d’ailleurs !). Côté italien, j’ai un souvenir horrifique (mais vague) d’une Zelmira richement distribuée, mais suintant l’ennui dans une mise en place de Yannis Kokkos plongée dans la pénombre pendant quatre heures ; je n’ai pas vu la récente Sémiramis, toujours au TCE, mais les échos que j’en ai eus ne me donnent pas trop de regrets ; et surtout, surtout, nous nous souvenons tous de l’éblouissant ratage de La Donna del Lago, certes lui aussi formidablement distribué, mais tellement mal dirigé et tellement pathétiquement mis en scène que même Florez et di Donato n’y pouvaient rien.
Donc, le Tancrède du TCE prend place dans une longue et peu glorieuse lignée ; dans cette lignée, disons-le tout de suite, il s’en tire plutôt bien, en tout cas (exclusivement, même) du point de vue musical. La « mise en scène » de La Donna del Lago par Lluis Pasqual et Ezio Toffolutti empêchait d’écouter la musique ; ce Tancrède par Jacques Osinski, au contraire, a pour mince mérite de ne pas gêner l’écoute. C’est un peu étrange qu’un metteur en scène de théâtre novice à l’opéra ose si peu, ait si peu d’ambition, comme s’il avait cru que le monde de l’opéra en était resté aux années 60 et que le moindre souffle de vie aurait risqué de tout mettre à terre, comme s’il n’avait pas entendu parler de Bieito et de Marthaler, de Warlikowski et de Tcherniakov, de Konwitschny et de Simons, voire, plus classiquement, de Robert Carsen. Ce qu’on voit sur scène, on ne l’a en effet pas vu sur scène depuis les années 60 (je n’étais pas né, j’imagine seulement). La fin de l’acte I est le plus pur rang d’oignon qu’il m’ait été donné de voir sur une scène d’opéra.

Photo Vincent Pontet/WikiSpectacle
On m’objectera peut-être que ce livret, avec l’imbécile coup de théâtre de la lettre surprise et l’incroyable non-résolution de ce nœud si faible pendant une heure et demie, n’offrait de toute façon pas beaucoup de matière au metteur en scène, et naturellement ce n’est pas faux. Mais quand même. Sur la société de guerre, sur l’imaginaire médiéval de la société romantique, sur la place de la femme aussi, avec cette belle figure de femme écrasée par les hommes, il me semble tout de même qu’on pouvait faire quelque chose, à la façon de ce qu’Andrei Serban, pour un de ses rares bons spectacles, avait réussi avec Lucia à Bastille. Et quand bien même, cela n’excuse pas l’absence de maîtrise des paramètres minimaux du spectacle, ces rideaux noirs qui mettent une heure à se baisser entre chaque tableau et cassent le rythme, cet oubli des personnages qui ne participent pas directement aux scènes et qu’Osinski laisse plantés debout comme des épouvantails. Sans doute ne peut-on pas en vouloir à la direction du TCE de ne pas avoir su anticiper la catastrophe, mais on ne peut que leur conseiller de tirer profit de l’expérience de la Médée de Cherubini ou des Dialogues mis en scène par Py : il y a un public à Paris qui est en quête de spectacles forts…
Musicalement, heureusement, ça va mieux. Ne sous-estimons pas les mérites du chef Enrique Mazzola, qui sans doute ne parvient pas à dépasser une vision linéaire de l’œuvre, consistant à faire beaucoup de bruit quand il peut (l’ouverture !!!) et à retenir le son quand il faut, sans construire un parcours émotionnel et dramatique comme avait su le faire René Jacobs lors d’une version de concert à Pleyel il y a quelques années ; et naturellement l’Orchestre Philharmonique n’est quand même pas très bon. Mais enfin, il y a des couleurs, des nuances, de l’allant, ne soyons pas trop difficiles. Dans la distribution, le moins bon est clairement Antonino Siragusa, qui passe tout en force et ne laisse jamais la place à l’interprétation. Il a les notes, il a même en partie la souplesse, mais c’est décidément trop brut. Marie-Nicole Lemieux pose des problèmes différents, outre son aversion marquée pour le jeu scénique : l’instrument est très beau, la conduite assez sûre, mais l’émotion est totalement absente ; le fait d’avoir, avec ce Tancrède-là, choisi une version où le rôle-titre meurt à la fin est difficilement compréhensible, tant justement cette scène de la mort est ici désincarnée.

Photo Vincent Pontet/WikiSpectacle

Le reste de la distribution est beaucoup mieux : excellents seconds rôles, efficace Orbazzano, et Ciofi triomphante. Triomphante, mais tout sauf parfaite : il y a toujours cet espèce de halo autour de sa voix, toujours ces graves détimbrés, toujours ces à-coup expressifs, toujours cette diction floue – et en plus, ce soir, un bien mauvais début. Mais on vibre, la voix a des nuances et de la souplesse, l’interprète a de l’énergie, de l’engagement, de l’intelligence – même scéniquement, d’ailleurs, elle est bien moins naufragée que ses collègues ; la scène où elle est seule, prostrée, dans sa prison est le seul moment où on peut un peu croire à ce qu’on voit sur scène.
Le jour où Paris redeviendra une capitale européenne du théâtre lyrique n’est pas encore arrivé, et on aimerait pour le TCE – la salle la plus démocratique de Paris, aujourd’hui, pour la musique classique ! – un peu plus de réussite pour ses opéras. Mais ce Tancrède n’est certainement pas ce qu’on a vu de plus déshonorant dans le plus gros bourg de la province lyrique européenne.

vendredi 2 mai 2014

Britten à Lyon (3) - Curlew River, entre deux mondes

Il est temps de conclure la trilogie Britten par l’œuvre la moins évidente du choix de l’Opéra de Lyon : le sous-titre que lui donne Britten, Curlew River. A church parable, suffit à mettre en évidence la difficulté inhérente, qui est celle jamais vraiment résolue du théâtre musical sacré – du Sant’ Alessio de Landi à Moïse et Aron en passant par le Jephté de Montéclair, qui participe des tentatives désespérées de l’Opéra de Paris pour donner une nouvelle jeunesse à la tragédie lyrique. Ici encore, ce que tente Britten est bien de redonner une forme d’intensité primitive à la forme opéra dans cette période où l’existence même du genre semble menacée (nous qui vivons un demi-siècle plus tard savons qu’il a survécu, et fort bien, mais pouvait-on le deviner ?). Hybridation renforcée par le métissage entre Occident médiéval et Japon – dont il reste, outre la trame narrative, cette manière de raconter un bref épisode resserré, plutôt que les vastes fresques du théâtre musical occidental, et naturellement bien des procédés musicaux, que Britten intègre dans son écriture de façon fusionnelle, loin de toute japoniaiserie façon Madame Butterfly.
http://www.lyoncapitale.fr/var/plain_site/storage/images/media/01-photos/culture/curlew-river-britten-4/3067270-1-fre-FR/Curlew-River-Britten-4_univers-grande.jpg
Photo Opéra de Lyon

Le mérite du spectacle d’Olivier Py est d’avoir tenu compte de tous ces mélanges : la ritualité des interventions du chœur, le maquillage en bord de scène comme distance établie entre les interprètes et leurs personnages. Le plus beau pourtant de son spectacle, ce ne sont pas les costumes noirs un peu trop mode du chœur, ni l’inévitable structure métallique de Pierre-André Weitz, mais la fascinante danse de la Folle, dont le visage peint en rouge fait voir l’étrangeté. Là où tous, l’abbé, les moines, le voyageur, restent figés dans leur verticalité, elle seule, prend possession territoriale du plateau en une fascinante chorégraphie, à la fois ancrée dans le sol et légère, à la fois libre et partie prenante du rituel. Et on y croit à peine quand on entend que cette femme éperdue de douleur, en plus de danser, chante, avec la voix du ténor Michael Slattery : performance remarquable, d’autant que la voix ne souffre pas du tout de l'investissement scénique de l'artiste. À tout point de vue, c’est là le meilleur de ce spectacle : aucun des autres chanteurs, y compris la voix de son jeune garçon mort, ne parvient à dépasser une honorable solidité. Le chœur masculin, qui ouvre et clôture la pièce, est d’une belle homogénéité ; pour une fois, c’est leur chef Alan Woodbridge qui dirige non seulement l’ensemble vocal, mais aussi les 7 instruments du petit ensemble : le résultat est raisonnablement tenu, même si on aimerait parfois que les instrumentistes osent s’exposer un peu plus pour dialoguer de façon plus intense avec la scène. On n’en sort pas moins avec une idée juste de cette œuvre à part, qui ne deviendra jamais un succès de billetterie, mais mérite vraiment d’être vue. Si Peter Grimes reste le spectacle le plus réussi de cette trilogie pascale, si à l’inverse Le Tour d’écrou n’est pas sans défauts, l’Opéra de Lyon aura donc réussi sa trilogie Britten, et le public n'a pas boudé son plaisir.
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