samedi 6 octobre 2012

Kurtág ! (je suis un monstre)

C'est une belle histoire, et comme toutes les belles histoires, elle n'a aucun intérêt : je vous avais annoncé que le cycle Kurtág de la Cité de la Musique serait un grand moment ; ô suprise, il l'a été, sans aucun doute. Je me permets de le dire même si je n'ai pu assister qu'à une petite partie de l'ensemble - le concert du quatuor Keller, celui des époux Kurtág et la journée de master-class. Et, même si ça intéressera cent fois moins le lectorat des blogs musicaux que si j'avais dit du bien ou du mal, intelligemment ou bêtement, d'un quelconque spectacle de l'Opéra de Paris, je vais en parler un peu en détail.

Pas tant du concert du quatuor Keller, qui redonnait un programme déjà donné il y a quelques années au même endroit : quand le cycle de concerts s'intitule Bach/Kurtág, il était inévitable de réinviter cet ensemble éminent pour y rejouer cette fascinante alternance de miniatures kurtáguiennes et d'extraits de L'art de la fugue. Programme que vous retrouverez par ailleurs sur DVD.

Il y a quelques années, les Kurtág avaient annoncé, le grand âge arrivant, qu'ils ne donneraient plus de récitals de piano : mais les salles de concert ne l'ont pas entendu de cette oreille et n'ont depuis pas cessé de leur réclamer encore et encore ce programme à la fois immuable et toujours changeant de pièces de Kurtág et de transcriptions de Bach, pour piano à 2 ou 4 mains. On en connaît depuis longtemps un reflet discographique - un magnifique CD chez ECM - et, quand on l'a beaucoup vu, on pourrait toujours craindre une certaine forme de lassitude. Le concert que nos deux héros - mariés depuis 1947, tout de même - ont donné à la Cité il y a dix jours balayait sans ménagement toutes les craintes. La preuve ici :


On a l'habitude, en musique contemporaine, des applaudissements bienveillants, parfois assez enthousiastes : on ne manifeste jamais son désaccord, mais on laisse volontiers les triomphes retentissants aux lyricomanes et aux amoureux de Lang Lang. Et voilà que, après une heure et quart de musique pour piano sans afféterie, sans jeu de séduction avec le public, sans spectacle, le public de la Cité de la Musique a su reconnaître le caractère exceptionnel de ce qui lui avait été offert : deux ovations debout et des applaudissements qui menaçaient de ne pas s'arrêter si la lumière n'avait pas été rallumée.
Je citais Lang Lang, et ce n'est pas un hasard : entre les Kurtág et les pianistes de son acabit, il y a un monde. Certainement, György et Márta Kurtág n'ont pas la prétention de rivaliser avec les grands noms du piano en matière de pure virtuosité ; mais ce qu'ils offrent, c'est tout sauf un pis-aller : c'est en quelque sorte l'essence de la musique, c'est l'essence du piano. Monsieur a toujours dit que Madame est meilleure pianiste que lui : ce n'est pas forcément faux, ne serait-ce que parce que Madame joue souvent les pièces les plus exigeantes. La musique de Kurtág ne souffre pas l'à-peu-près, la note jetée au gré du vent : le travail du son, note après note, les couleurs infinies, l'éloquence subtile mais décidée du discours musical, voilà ce qu'on a entendu pendant une heure et quart, sous les mains de Monsieur et plus encore sous celles de Madame.
La musique de Kurtág pourrait être vue comme une apothéose de la fragilité, du presque rien : ce ne serait sans doute pas la plus mauvaise manière de l'aborder, mais ce serait terriblement incomplet. Il y a là aussi, et ça me paraît essentiel, une netteté des contours, un souci de précision, une volonté de dire, qui sont à mille lieues de tout brouillard impressionniste. C'est pour cela que les couleurs sont partie intégrante de la composition. Une comparaison avec Schubert pourrait surprendre : l'esthétique du ressassement propre à Schubert est à mille lieues de la concision des pièces de Kurtág. Mais la rhétorique est en partie la même, le besoin de parler et l'incapacité de dire qui justifie la musique. La musique de  Kurtág n'est pas essentiellement formaliste, elle n'est pas sentimentale, elle se traduit peut-être plus mal que n'importe quelle autre en mots (et les titres souvent concrets, illustratifs, des pièces pour piano sont un drôle de jeu : Lapin têtu !) : mais cette musique parle.
Je ne sais pas comment dire cette manière admirable, ce toucher unique qui fait que chaque note est un univers ; qui fait aussi que chaque note, même noyée dans le silence (protégée par le silence de dangers lointains ? ou isolée par ce silence ?), est tendue vers l'avant comme vers l'après - cette attente, cette tension,  Kurtág l'a écrite noir sur blanc dans l'une de ses plus courtes et plus admirables pièces, ... L'homme est une fleur..., avec ses 7 notes seulement, réparties qui plus est entre les quatre mains des deux pianistes.

Avec la musique de Kurtág, vient toujours un moment où on ne peut que se taire. Dont acte.

Je ne collectionne pas les autographes, mais une exception est autorisée, non ?
Reste à parler, le plus brièvement possible, d'un autre aspect essentiel de Kurtág (des Kurtág, parce que Márta est forcément là aussi) : Kurtág le pédagogue, professeur à l'Académie Franz Liszt de Budapest jusqu'à sa retraite en 1986. Le lendemain du susdit concert, deux masterclasses de quatuor étaient programmées à la Cité de la Musique, la première avec le Quatuor Psophos - dans sa nouvelle version mixte, remplaçant une première équipe entièrement féminine - et avec le quatuor op. 59 n° 1 de Beethoven ; le second avec le Quartetto di Cremona et le 4e quatuor de Bártok (malheureusement en partie gâché par deux énergumènes derrière moi qui jugeaient que papoter pendant la masterclass était un droit imprescriptible - crétins). Je pourrais vous en écrire des tartines - mais je n'en ai pas plus le courage que vous l'envie de me lire jusqu'au bout. Ce qui était intéressant, c'est que la première des deux masterclass aura été beaucoup plus riche que la seconde : et pourquoi ? parce que le quatuor Psophos revisité était d'un niveau de départ plus faible que les Italiens, et que par conséquent le travail a porté ses fruits de manière beaucoup plus intéressante qu'avec eux, en quelque sorte trop avancés dans leur prise de possession de l'oeuvre pour véritablement réussir à revenir aux sources de leur interprétation, déjà en quelque sorte pétrifiée.
Avec Mmes et MM. Psophos, en revanche, la séance a été passionnante. Ce que leur a dit Kurtág, cette exigence de ne jamais prendre telle note comme une transition, de ne jamais prendre en bloc une tournure mélodique, faire du silence même un élément musical, j'en suis persuadé, ces musiciens de qualité le savaient déjà avant de venir travailler en ce dimanche matin. Ils le savaient, oui : ce que Kurtág leur a appris, c'est à tirer les conséquences. Beethoven, on connaît, c'est super sympa vu en passant. Mais l'essentiel, vous ne le verrez pas en passant. Il y a là une radicalité de l'exigence musicale, une manière de s'enfoncer impitoyablement dans l'oeuvre sans savoir si on retrouvera un jour la sortie qui est la plus belle leçon qu'on puisse tirer de ces leçons. Quand il s'agit de faire travailler des musiciens, Kurtág le dit lui-même : "Je suis un monstre". En tant qu'auditeur, que mélomane, la leçon est un choc tout aussi salvateur.

2 commentaires:

  1. Quelle chance d'avoir pu entendre et voir ce grand compositeur !

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  2. Pascal Gottesmann17/12/12 17:55

    Pour la prochaine fois que vous vous retrouvez en présence d'énergumènes papotant, imitez ce spectateur Marseillais. La scène se passe en Octobre de cette année pendant la Carmen qui ouvrait la saison lyrique. Le troisième acte commence après un précipité, la sublime introduction orchestrale a déjà débuté et de nombreuses (probablement plusieurs dizaines) de personnes, principalement à l'orchestre, estimaient qu'elles avaient encore des choses à se dire. Brouhaha très désagréable d'autant plus que l'orchestre joue pianissimo. Quand soudain retentit du poulailler une voix de stentor qui s'exclame MAIS FERMEZ LA À LA FIN. Rires, quelques applaudissements (dont les miens) puis silence complet.

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