vendredi 30 avril 2010

L'art de l'interprète - Le goût et le sens

Que veut dire interpréter ? C'est paradoxal : le mot même renvoie à quelque chose de bien plus que la simple exécution de ce qui est écrit dans la partition (ou, en danse, dans cette écriture immatérielle qu'est la chorégraphie). Il est question de transmission - entre le papier et le spectateur -, mais plus encore, il est question de sens : comme toute traduction, comme tout décryptage d'un langage codé, l'interprétation consiste en la construction d'un sens, d'un cadre logique dans lequel les signes qui lui préexistent.
Comment l'interprète construit son interprétation, comment il transforme cet univers infini de possibles qu'est une oeuvre d'art en une interprétation donnée, c'est ce que je ne me sens pas en mesure d'analyser ici. Ce qui m'intéresse, par conséquent, c'est le point de vue du spectateur confronté à cette interprétation.


L'interprétation n'est jamais gratuite, pas plus qu'elle ne saurait être neutre. Interpréter, c'est faire des choix, des choix qui engagent ceux qui les font : le spectateur pour qui la culture a un sens, pour qui le concert n'est pas qu'un acte de consommation, est concerné au premier chef. Rien de plus lâche que la dictature de la subjectivité, le refuge derrière le goût individuel, ce moyen paresseux de refuser le dialogue au nom de la liberté individuelle (comme si critiquer l'artiste que tu aimes, c'était te critiquer toi-même). Il est des artistes qui résistent à l'envie de l'effet facile qui nuit à l'œuvre, il en est aussi qui lui cèdent avec délices. Il est des artistes qui dialoguent avec la tradition, il y en a d'autres qui l'érigent en dogme. Il est des artistes qui mettent la virtuosité au service de la musique, d'autres qui font de la virtuosité un but en soi. Il y a ceux qui pensent l'œuvre comme un tout, d'autres qui ne pensent qu'à la beauté sonore de tel ou tel instant. Il y a ceux qui interprètent les œuvres de tous les temps avec la même ouverture d'esprit, le même souci de porter les œuvres au public d'aujourd'hui, d'autres qui refusent avec hargne tout ce qui ressemble à une quelconque forme de modernité, dans l'interprétation comme dans le choix des œuvres.
Vous voulez des noms ? Il y a les Brendel, Abbado, Boulez, Jansons ; il y a aussi les Lang Lang, les Thielemann, les Muti, les Maazel, mais chacun peut mettre, de part et d'autre, les noms qui lui plaisent. Il y a des concerts qui élèvent l'esprit, d'autres qui alourdissent l'estomac comme un concert pot-pourri de musique "légère" : on peut faire bien du mal avec une symphonie de Beethoven.
Un peu guerrier, tout cela, me direz-vous. Oui, mais l'enjeu en vaut la chandelle : la culture comme exercice critique, comme éveil, comme exigence, et non comme le loisir un peu ennuyeux des classes privilégiées. Chacun est responsable.

lundi 26 avril 2010

2010/2011 : Quelques nouvelles de province

Je sais, on ne dit plus "en province", on dit "en région". Enfin, c'est ce qu'on dit à Paris. En province, on dit "province"...

Donc, dans les steppes mal famées qui entourent notre belle capitale, on commence à dévoiler les saisons à venir.

La première maison d'opéra hors de Paris, malgré l'atrocité de l'architecture insupportable de la salle, reste l'Opéra de Lyon : la programmation est souvent un peu étrange, avec des spectacles très contemporains et d'absurdes vieilleries (comme la Lulu de Peter Stein récemment). La saison prochaine est sans doute parmi les plus intéressantes de ces dernières années : ce n'est pas tellement la "trilogie Mozart" constituée de la "Trilogie Da Ponte" mise en scène par Adrian Noble depuis un certain nombre d'années qui peut me passionner (d'après le Così fan tutte que j'avais vu à sa création, il s'agit d'un travail d'une honnête modernité, mais qui ne va pas spécialement loin dans la recherche du sens). Beaucoup plus intéressant, le spectacle Stravinsky créé cet été à Aix sera à Lyon dès le mois d'octobre (mise en scène Robert Lepage, avec notamment Renard et Le Rossignol, deux chefs-d'œuvre qui sont beaucoup trop rarement donnés). Mais le véritable événement de la saison, il faudra attendre le mois de juin pour le découvrir : pour la première fois, Jossi Wieler et Sergio Morabito, duo d'un immense talent, sont invités pour créer une nouvelle production en France, après que la même maison eut importé il y a quelques années leur Alcina de Stuttgart (DVD). Non seulement on leur confie rien moins que Tristan, mais en plus l'orchestre sera dirigé par le très talentueux Kirill Petrenko, bien connu à Lyon.
Opéra de Lyon Jean Nouvel
On ne peut en revanche que regretter que ce soit Luisa Miller de Verdi qui est confié à David Alden : le metteur en scène américain mérite mieux que ce pauvre sous-produit de Schiller.
NB que le programme ne sera en ligne que le 27 avril : ceci est tiré de la brochure de saison.

On a beaucoup parlé de l'Opéra de Marseille récemment dans ce blog (cf. notamment les commentaires à ce message) : les articles de presse présentant la nouvelle saison ne font que confirmer l'image que j'ai de cette maison, celle d'une perpétuelle négation du monde moderne. Son nouveau directeur ne trouve rien de mieux que d'inviter Roberto Alagna à chanter Le Cid de Massenet, et de se vanter qu'on jouera à guichets fermés : quand on a aussi peu d'ambitions artistiques, c'est bien le moins. Il relève que l'œuvre n'a plus été jouée à Marseille depuis 1937 : pour de bonnes raisons, ajoutera-t-on, peu rassuré d'un tel retour à la IIIe république mourante*. Samson et Dalila est une oeuvre un peu plus intéressante, mais on attendra de pouvoir espérer une mise en scène ambitieuse pour se décider à se confronter à cet autre chef-d'œuvre en péril. Le reste est plutôt pire :  Andrea Chénier, Cavalleria Rusticana/I Pagliacci... et un Don Giovanni, quelle audace !

Une des rares salles françaises à avoir publié sa programmation en ligne est l'Opéra du Rhin : institution exemplaire dans sa structure qui dessert toute une région, il a tendance depuis l'arrivée de son nouveau directeur Marc Clémeur (encore un Flamand à nom français...) à rentrer dans le rang d'une modernité frileuse, même si le début de saison bénéficie traditionnellement du partenariat avec le festival Musica. On pourra donc y découvrir un opéra récent de Péter Eötvös, Love and other Demons, qui est cela dit une importation et non une nouvelle production, mais en échange les Strasbourgeois ne seront pas épargnés par Hamlet d'Ambroise Thomas, en coproduction avec Marseille justement, et sous les doigts d'un metteur en scène particulièrement superficiel (Vincent Boussard). Le reste est certes moins affirmativement ringard qu'à Marseille, mais on cherche en vain l'étincelle.

Ai-je mentionné enfin la nouvelle saison de Genève ? Les prix y sont indûment élevés, surtout par rapport à la réputation somme toute moderne de la maison, mais on pourra y voir une mise en scène par Mats Ek de l'Orphée et Eurydice de Gluck en provenance de Stockholm...

*Au passage, un article récent du Monde livrait par le biais de Marie-Aude Roux les réactions de Jean-François Kahn à un autre monument du passéisme, la Mignon de l'Opéra-Comique : celui-ci se réjouissait sottement de la résurrection de ce répertoire dont il attribuait la disparition à une idéologie de la modernité postérieure à la guerre (autrement dit, ce serait la faute à Boulez). En réalité, comme bien d'autres exemples le montreraient, ce répertoire français du XIXe siècle a sombré en bonne partie avant la Seconde guerre mondiale, sans qu'il y ait eu besoin de le combattre, devant la concurrence du répertoire italien. Mais M. Kahn aurait tort de se priver d'une telle attaque anti-moderniste sous prétexte que ses arguments sont faux...

PS : je n'ai pas encore commenté la saison de l'Opéra-Comique, en ligne depuis plusieurs jours : je le ferai d'ici quelques jours, quand nous aurons aussi celle du Châtelet : qui se ressemble s'assemble...
Celle du Deutsche Oper Berlin, après celle du Staatsoper (déménagé pour cause de travaux dans la partie Ouest de la ville...), est également en ligne : rien de révolutionnaire comme toujours (on se croirait un peu à l'Opéra de Paris période Hugues Gall...), mais on peut toujours jeter un coup d'oeil aux Troyens mis en scène par David Pountney, qui fait certes du grand spectacle mais ne renonce pour autant pas à l'interprétation...

jeudi 22 avril 2010

2010/2011 : le pire de la saison parisienne

Vous ne m’y verrez pas, sauf accès soudain de perversion, et vous n’en lirez pas de critiques ici : après les différentes sélections que je vous ai proposées du meilleur des différentes salles de concert parisiennes et autres, il fallait bien que j’en arrive au pire. Ce sera, selon les cas, médiocre, vulgaire, insipide, ennuyeux, navrant, idiot* : il y en a pour tous les goûts.

Novembre 2010, Théâtre des Champs-Elysées : l’intégrale des symphonies de Beethoven par les gros-pleins-de-soupe de l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction de Christian Thielemann, le réactionnaire en chef dans le domaine de la musique classique. Veut retrouver le son de Furtwängler, mais sans la haute culture et la capacité d’analyse de ce dernier : du son souvent incohérent, parfois très beau, jamais construit.

Novembre 2010, Théâtre des Champs-Elysées : le récital n'est déjà pas, en soi, un genre de concerts bien intelligent. Quand en plus c'est l'estimable mais cabotin Rolando Villazon qui propose des chansons mexicaines, le niveau ne monte pas vraiment. Au moins, c'est vrai, contrairement à Roberto Alagna chantant Luis Mariano, on ne comprendra pas les paroles.

Décembre 2010, Opéra Garnier : L’épouvantable mise en scène de Gilbert Deflo ne suffisait pas, Nicolas Joel tient à faire sombrer La fiancée vendue de Smetana (une œuvre qui, disons-le franchement, sombre assez facilement) en la remettant entre les mains de ses chouchous Inva Mula (sa surannée Mireille, difficultés techniques comprises) et Vincent Le Texier.

Décembre-janvier, Théâtre des Champs-Élysées : Sylvie Guillem toujours entre les pattes de Russell Maliphant, avec des costumes de couturier pour un peu de glamour. Le spectacle est habilement placé au moment des fêtes, ce qui souligne habilement son caractère de divertissement culinaire à destination des bourgeois superficiels.

20 février, Théâtre des Champs-Élysées : Martha Argerich soi-même, ça ne peut pas être mauvais, non ? Eh bien si : on nous l'annonce avec Micha Maisky dans une création d'un des pires compositeurs antimodernes, Rodion Chedrine (connu pour une Carmen-Suite quelque peu pompière, et dont le principal titre de gloire est d'avoir été Président de l'Union des Compositeurs de la défunte Union Soviétique de 1973 à 1990 : Brejnev est parmi nous). Si vous ne pouvez pas y aller à Paris, ne vous inquiétez pas : vous pourrez bien attraper ce nanar collector dans une des nombreuses étapes de la tournée européenne...

21 et 23 février, Théâtre des Champs-Élysées : Kurt Masur, qui fut paraît-il un très grand chef (je n’étais pas né), fera sans doute des efforts considérables pour se rappeler de ce qu’il pense de Fidelio de Beethoven, en version de concert. Ce n’est pas Melanie Diener en Leonore ni le pâteux et plat Mathias Goerne en Pizarro qui vont parvenir à le réanimer. Pour ceux qui n’en ont pas assez, Radio France propose carrément un abonnement Kurt Masur…

4 mars : Il n'y a que sur France Musique et sur France Inter que Myung Whun Chung est un grand chef mondialement connu. Ailleurs, il n'est rien d'autre qu'un tâcheron sans imagination. J'ai choisi ce concert parmi ses œuvres complètes parce qu'il est doublement prometteur : une création d'un "néo" américain, une symphonie de Bruckner dont les architectures nécessitent précisément toutes les qualités que n'a pas Chung.

31 mars, salle Pleyel : 110 € en première catégorie pour Lang Lang, c'est rentable : en plus de la musique, vous avez droit à un spectacle de clown. Enfin, quand je dis "musique"... entendons-nous bien... (Lang Lang a même droit à une carte blanche, avec toute sorte de concerts. Avec même Roberto Alagna : la double peine...)

26 avril, Salle Pleyel : la grande voix mal dégrossie d'Anna Netrebko va jouer l'éléphant dans un magasin de porcelaine, autrement dit elle va chanter Pergolèse et autres "compositeurs baroques italiens". On pense immédiatement à la parole christique : "Pardonne-lui, car elle ne sait pas ce qu'elle fait" ; ses managers, eux, le savent parfaitement.

Avril-mai 2011, Opéra Bastille : La mise en scène de Tosca par Werner Schroeter n’a jamais été bonne, mais le temps ne l’arrange pas. Elle aura 18 ans quand elle sera reprise cette saison : qui veut voir de ses propres yeux l’incarnation de la routine (avec une distribution ad hoc) peut y aller ; qui aime le théâtre (et la musique, parce que Tosca…) aura mieux à faire ailleurs.

13-15 mai, Théâtre des Champs-Elysées : 3 symphonies de Mahler pour le prix de... 3 sous la direction de Lorin Maazel, la figure tutélaire du jet conductor, promenant de ville en ville son impréparation, sa vulgarité et son sourire de star. Mahler, en plus, est certainement de tous les compositeurs celui qui supporte le moins un tel traitement cheesy...

juin-juillet 2011, Opéra-Bastille : la création de Wayne McGregor, une heure et demie de vacuité chorégraphique masquée par des discours pseudo-philosophiques. Comment ça s’appelle, déjà ? La pathologie de la reptation, La bobologie de la rémission, L’anatomie de la sensation, La chrestomathie de la déflation ? En tout cas, ça vaudra le coup d'aller voir de la danse à cette période : au même moment, c'est les médiocrissimes Enfants du Paradis ratés par José Martinez (sur une musique atroce de Marc-Olivier Dupin) qui occupera indûment la scène de Garnier. Un menu de fêtes !

Toute la saison, Théâtre des Champs-Elysées : les deux frères Capuçon à toutes les sauces, en solistes de concerto (Gautier, le 17 janvier), pour une intégrale des sonates avec violon de Beethoven (Renaud, janvier-février), en récital (Gautier, 2 mai), dans une espèce de gala autour de Philippe Jaroussky (Gautier, 17 décembre). Et je ne vous parle pas de Fazil Say, ni d'un petit jeune dont on me dit le plus grand mal, David Fray : en musique de chambre non plus, le star-system n'est pas indolore.

... et en vrac pour l'Opéra de Paris, cumulard des bassesses : Renée Fleming en Desdémone (Otello), deux Mozart morts et enterrés (Così par le décorateur Toffolutti et les Noces de Figaro qui constituent une offense à la mémoire du metteur en scène dont elles portent indignement le nom), une mise en scène de Nicolas Joel pour une création du très policé Bruno Mantovani, une autre mise en scène indigne de Gilbert Deflo (Luisa Miller de Verdi), pour ne parler que des catastrophes prévisibles...

*NB que je ne prétends pas que mes prévisions se réaliseront toujours, c’est la glorieuse incertitude du sport ; et je ne prétends pas non plus, hélas, qu’avec la meilleure volonté du monde je parviendrai entièrement à éviter les spectacles navrants…

dimanche 18 avril 2010

Des nouvelles de Bâle

Edit :  La nouvelle saison est désormais parue ; il y a des changements par rapport à ce qui était annoncé : Hans Neuenfels est remplacé par  Benedikt von Peter pour Parsifal, et il faudra apparemment attendre la saison suivante pour le spectacle de Warlikowski...

J'avais promis quelques photos du Théâtre de Bâle, les voici : un théâtre d'une laideur très marthalerienne, saisissant dans son esthétique datée, mais en même temps remarquablement bien équipé, avec une scène qui laisse aux spectacles la place de prendre leur envol.
Mais auparavant quelques petites informations : d'une part, La Grande-Duchesse de Gerolstein de Christoph Marthaler d'après Offenbach (je crois que c'est ainsi qu'il convient de présenter ce spectacle bâlois), dont j'avais parlé, a été filmé et sera diffusé sur Arte ce lundi 19 avril 2010, avec une rediffusion le 18 juillet.
Basel Bâle Theater Opera
La scène, photo prise pendant le démontage du décor de De la maison des morts (Calixto Bieito)

En ce qui concerne la prochaine saison, toujours pas d'informations officielles, mais on sait déjà qu'il y aura un Parsifal confié à Hans Neuenfels - tradis s'abstenir - et que le Macbeth de Verdi mis en scène à Bruxelles, en juin prochain, par Krzysztof Warlikowski fera aussi un passage à Bâle. Je ne doute pas, par ailleurs, qu'un spectacle de Marthaler ne saurait manquer à l'affiche.

Basel Bâle Theater Opera
La salle : un parterre, deux niveaux de balcon, avec rien de plus qu'une esquisse de plan à l'italienne

(au passage, je ne sais plus si j'avais signalé que Zurich avait publié une partie de sa prochaine saison (nouvelles productions seulement, en PDF); et Genève, salle chère et en général peu passionnante, a publié la sienne, où on remarquera notamment Orphée et Eurydice de Gluck - version Berlioz, hélas - mis en scène par le grand chorégraphe Mats Ek)

Basel Bâle Theater Opera
La salle et surtout son plafond : une étrange vague de bois

L'Opéra-Comique aussi, au passage, mais j'en parlerai plus en détail...

Basel Bâle Theater Opera
Le foyer : béton brut et vastes espaces

samedi 17 avril 2010

Le corps de l'acteur et la tête de la directrice

On dit parfois que la sphère Internet concurrence la presse établie ; cette fois, c'est le contraire. Je voulais faire un parallèle entre l'acteur principal de Kean, spectacle de Frank Castorf invité récemment à l'Odéon, et Serge Merlin, qui dit/lit des extraits d'Extinction de Thomas Bernhard ; et voilà que Fabienne Pascaud, dans Télérama (cet hebdomadaire dont j'aime dire du mal), a eu la même idée, avec la même conclusion. Damned.
Mais comme la critique n'est pas en ligne, je peux quand même en parler un peu : d'un côté, Alexander Scheer. Jeune, blondinet, vibrionnant. Jamais en repos, salto arrière, glissades et perpétuel strip-tease. De l'autre, Serge Merlin, 79 ans, pas du tout sautillant, lui, assis derrière sa table, sous quatre modestes projecteurs.
Scheer, au service de son metteur en scène, fait un numéro d'acteur, sur quatre heures d'un spectacle créé en 2008 mais sorti tout droit des années 80 : c'est amusant cinq minutes. Dans le programme distribué aux spectateurs, le texte de présentation est tout entier dédié à l'acteur, dont on loue les attitudes pop et glamour : pop et glamour, ou le contraire de cette flamme libertaire que Castorf prétend encore incarner. La liberté, le refus du conformisme, c'est ailleurs qu'on la trouve, chez Serge Merlin, chez Thomas Bernhard, dans ce texte qui date, lui, vraiment des années 80 mais qui est toujours actuel, pour l'Autriche, mais aussi - ô combien - pour une France en pleine tendance Travail, Famille, Patrie (et nos dirigeants sont bien loin d'être les seuls). Bernhard, on le sait, c'est une écriture obsessionnelle, violente, excessive (merveilleux passage sur les vertus de l'exagération*) ; c'est "trop", comme peut être "trop" la voix inoubliable de Merlin habité par son texte. Il n'a pas besoin de bouger pour être un grand acteur, pas besoin de beauté ni de jeunesse : assis à sa table, il fait plus qu'une simple lecture. Précipitez-vous, vous m'en remercierez.
(Kean, c'est évidemment déjà fini ; par contre le spectacle de Serge Merlin, à la Madeleine (eh oui, théâtre privé...) a été opportunément prolongé jusqu'au 30 mai)

* "L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence… Seule l’exagération rend les choses vivantes, même le risque d’être déclaré fou ne nous gêne plus quand on a pris de l’âge…"
Je suis évidemment d'accord...

Et maintenant, comme annoncé dans le titre, La tête de la directrice. J'aurais dû préciser : La tête vide de la directrice. Écoutez plutôt (interview sur Forum Opéra) :

"Il est vrai que je n’aime pas particulièrement l’art contemporain en général, peinture, musique, architecture. Concernant la mise en scène, je suis assez partagée car certains ouvrages ont parfois gagné à être bousculés. Je pense par exemple à Rigoletto. La version mafia sicilienne dans un salon de coiffure de Jean-Claude Auvray m’a beaucoup plu (quelle audace ! En même temps, avec le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, la mafia...). Cela fonctionnait très bien voire cela transcendait l’ouvrage. Il m’a été difficile de le revoir plus tard dans un contexte d’époque. Évidemment la musique s’y prête bien avec son côté canaille. Et puis Rigoletto n’a aucune référence historique (ah bon ?), voilà pourquoi ça marche. Tosca en revanche est une œuvre que j’ai beaucoup de mal à voir actualisée. (...) Je lis énormément depuis l’âge de 12 ans. Voilà pourquoi, j’aime un livret bien fait, une belle langue (la "qualité française", quoi, l'artisanat besogneux). Ce qui m’a séduite dans l’opéra c’est la beauté du langage accompagnée de la musique. Cela me dérange lorsque tout à coup le livret n’est pas respecté. En revanche les créations laissent plus de liberté. Un garçon que j’aime beaucoup, Olivier Py, a fait une Damnation de Faust extraordinaire sauf qu’on y voyait des gens nus et dans des scènes un peu pornographiques. Je ne vois pas l’intérêt. Je trouve cela dégradant pour une femme comme pour un homme d’être nu sur scène, sans raison. Cela vient sans doute de ma pudeur naturelle, je ne sais pas.
Opéra Garnier Paris plafond décor
Photo : pour faire plaisir à Mme Auphan, un peu d'érotisme bourgeois bas-de-gamme : les nymphes dénudées du Palais-Garnier.

N’est-ce pas une façon d’attirer un nouveau public, le fait de faire un peu comme au cinéma ? (question idiote, évidemment. Aucun metteur en scène ne prétend une sottise pareille)
Dans ce cas, je trouve l’idée encore plus dégradante que de mettre les chanteurs nus sur scène. Quelle est l’utilité, d’autant que le public se renouvelle automatiquement. Nous n’avons jamais manqué de public à l’opéra. Quand les spectacles sont bons, le public vient. Ce n’est pas en affichant la nudité que nous ferons venir les spectateurs. (...) Les choses doivent avoir un sens, une justification. Nous n’allons pas à l’opéra pour cela. Nous y allons pour rêver (Comment le normatif reprend le dessus... Interdit d'aller à l'opéra pour autre chose que pour le divertissement superficiel) ! Je ne supporte pas non plus les atteintes à la religion sur scène. Je l’ai toujours interdit. Je refuse de voir un symbole religieux moqué. Et pourtant je ne suis pas religieuse. Il s’agit seulement d’une question de respect pour les croyants (on n'a jamais assez de tabous, c'est toujours bien d'en rajouter...)."

La personne qui s'exprime ainsi, c'est Renée Auphan, l'indécrottable, et indémodable parce qu'imperturbablement ringarde directrice de l'Opéra de Marseille*, soi-disant metteuse en scène. À Stuttgart, on nomme Jossi Wieler directeur de l'Opéra, et on lui adjoint (nouvelle fraîche) le grand Sylvain Cambreling comme directeur musical, parce qu'on pense que l'opéra est un art vivant. À Marseille, on préfère toujours rajouter une couche de poussière de peur que ça ait l'air trop neuf...
L'Autriche, comme dit Thomas Bernhard, est peut-être un pays infâme, mais elle a au moins eu un Thomas Bernhard pour la secouer. Nous, nous avons Renée Auphan. Après tout, elle ferait un bon personnage pour Bernhard... 

*Une des rares salles françaises à ne même pas avoir de site internet propre, au passage... Elle a droit à plusieurs pages sur le site de la Ville de Marseille, quel luxe...

mardi 13 avril 2010

Opéra de Munich : Poulenc et Rossini ou les charmes de la simplicité

Et voilà, il a suffit que je dise du mal de la direction de l'Opéra de Munich en place depuis 2008 pour que celle-ci se venge en m'envoyant au visage deux magnifiques productions d'opéra, toutes d'une exemplaire simplicité, dues à Dmitri Tcherniakov et Árpád Schilling.
Deux premières lyriques deux jours de suite, ça n'arrive pas tous les jours : le 28 mars, c'étaient Dialogues des Carmélites de Poulenc qui étrennait la scène du Nationaltheater où l'œuvre n'avait jamais été jouée ; le lendemain, les jeunes solistes du Studio de l'Opéra envahissaient la scène et la salle du très kitsch Cuvilliés-Theater (les ornements de la salle datent du XVIIIe siècle, mais on n'a pas attendu Garnier pour donner dans un tel mélange de platitude et de surcharge) pour une Cenerentola de Rossini en version quasi-intégrale et quasi-originale.

Dialogues des Carmélites à l'Opéra de Munich, mars-avril 2010
Hélas, on ne peut pas dire que l'opéra de Poulenc, qui pour être fort peu en avance sur son temps n'en est pas moins un chef-d'œuvre, ait beaucoup touché le cœur des Munichois. Une salle pas pleine au début, moins encore après l'entracte, et trois minutes d'applaudissements d'une rare froideur pour la représentation du 8 avril à laquelle j'ai assisté. Il est vrai que, musicalement, le public n'est pas à la fête : Kent Nagano, que j'estime par ailleurs énormément, ne parvient pas à initier son orchestre peu francophile à cette musique, contrairement à son magnifique enregistrement chez Virgin, et le son reste étriqué, plat, terne. Surtout, les chanteurs ne sont pas tous à la hauteur, loin de là : Soile Isokoski, certes, est en seconde prieure inoubliable malgré son français limité, et les petits rôles s'en sortent parfois remarquablement (Kevin Conners en Aumônier) ; mais Hélène Guilmette (Sœur Constance), qui n'est pas sans charmes, criotte plus souvent que de raison, et Sylvie Brunet (Première prieure) est comme toujours mi-chair, mi-poisson. Surtout, Susan Gritton est un choix inacceptable pour le rôle de Blanche, tant elle est limitée techniquement, expressivement, tant sa diction est fautive, tant la conduite de la phrase lui échappe. C'était du reste parfaitement prévisible, ce qui rend ce choix d'autant plus coupable.

C'est fort désagréable, mais il faut parfois s'en accommoder : on est souvent obligé, pour pouvoir suivre le spectacle, de reconstituer de mémoire la partition de Poulenc pour pouvoir suivre la mise en scène de Dmitri Tcherniakov. Le jeu en vaut la chandelle, car le travail du metteur en scène russe est d'un très haut niveau.

Révélé en France par Gerard Mortier qui lui avait demandé un Macbeth inabouti mais passionnant, puis avait fait venir son Eugène Onéguine (hélas plat) du Bolchoi, Tcherniakov avait déjà livré à Munich une remarquable Khovanchtchina de Moussorgsky (qui existe en DVD). La différence entre les deux productions saute aux yeux : dans un cas (chez les tsars) un décor (admirablement) construit, une lecture complexe de l'œuvre, et à la fin une scène vide pour le sacrifice des vieux-croyants. Ici, la scène est vide depuis le début de l'opéra, et seule une petite maison où la communauté se retrouve vient l'occuper. Mais les points communs abondent eux aussi :  passons sur la fin bruyante et peu pertinente de l'opéra de Poulenc, où Tcherniakov a voulu contourner (à juste titre) le final pompier de Poulenc sans y réussir, d'une manière qui fait penser à la seule scène ratée de sa Khovanchtchina. Mais la manière dont, à travers une conception unificatrice simple, il parvient à donner à voir l'intimité de ses personnages est là dans les deux cas, et c'est la marque d'un grand metteur en scène.

Ces dames sont en costumes simples, de gens du peuple ou de gens qui ont renoncé au monde. Une hutte de bois qui laisse passer tous les regards des spectateurs est le seul élément de décor, qui va abriter les actions des Carmélites, les actions les plus quotidiennes comme les moments les plus intenses. Dans une communauté religieuse, on n'est pas toutes les cinq secondes en train d'invoquer le Seigneur ou de faire des gesticulations : c'est cela que montre Tcherniakov, cette manière de vivre dans les actions les plus quotidiennes la plénitude de la foi. Vous n'avez jamais vu épluchage de pommes plus émouvant.


La Cenerentola  (ici Tara Erraught, qui chantait le rôle à la première)
Quelques centaines de mètres plus loin, la scène est vide également quand le rideau se lève. Une jolie fille mal vêtue lave le sol, avec fort peu d'entrain : c'est évidemment Cendrillon, adolescente étonnamment triste et rayonnante tout à la fois, dans le vaste espace de ces coulisse dénuées qui contrastent tant avec la pompe du décor de la salle, et qui, en une fraction de seconde, font tout comprendre de ce que vit cette jeune fille. Munich n'avait pu voir cet opéra depuis 2007, dans l'antiquissime production de Jean-Pierre Ponnelle, qui doit bien exister en DVD (on nous épargne rarement ce genre de choses). Ici, Árpád Schilling m'a bien consolé du ratage lamentable des récentes représentations parisiennes : on a ici la comédie, le plaisir du théâtre, avec un usage de l'espace théâtral ludique et toujours inventif, toujours en même temps pertinent par rapport à l'oeuvre. Mais on a aussi une vaste palette d'émotions, une attention constante à tous les personnages, y compris cet éternel duo des soeurs de Cendrillon. C'est extrêmement touchant de voir comment, à la fin du spectacle, toutes leurs espérances détruites, elles redeviennent des adolescentes en peine, quittant leurs clinquants atours de chair à vendre pour les vêtements de sport informes qui avaient été ceux de leur demi-soeur : tout à coup, l'enfance ressort en elle, à la fois parce qu'elles ne sont rien d'autre et parce que c'est un refuge pratique quand rien ne marche. Simple, profond, touchant : tout l'art du metteur en scène.


Ce qui est étonnant dans cette double réussite munichoise, c'est qu'au fond, pour deux oeuvres aussi différentes, une même poésie du quotidien, un même travail sur l'émotion intérieure des personnages. Quel dommage que l'opéra ne soit pas toujours cela. Il y aurait beaucoup à dire encore de ces deux spectacles : mais je suis bien sûr que j'aurai encore l'occasion de vous en reparler.

La Cenerentola risque fort de ne pas être reprise, mais vous pourrez voir les Carmélites en juillet 2010, puis en avril 2011, et peut-être prochainement en DVD, puisque la première avait été filmée...
En outre, l'Orchestre Philharmonique de Munich a publié sa prochaine saison (brochure PDF), et celle de l'Opéra, que j'avais déjà rapidement commentée, sera certainement en ligne au moment où vous lirez ces lignes (en tout cas dans la journée du 14). On attend en revanche toujours celle du meilleur orchestre munichois, l'Orchestre symphonique de la Radio Bavaroise...

 Rossini, La Cenerentola

Don Ramiro Nam Won Huh
Dandini John Chest
Don Magnifi co Il Hong
Clorinda Laura Nicorescu
Tisbe Evgeniya Sotnikova
Angelina (Cenerentola) Angela Brower
Alidoro Tareq Nazmi

Bayerisches Staatsorchester
Direction musicale Christopher Ward
Mise en scène Árpád SchillingDécors et costumes Márton Ágh

Poulenc, Dialogues des Carmélites

Marquis de la Force Alain Vernhes
Blanche de la Force Susan Gritton
Chevalier de la Force Bernard Richter
Madame de Croissy Sylvie Brunet
Madame Lidoine Soile Isokoski
Mère Marie Susanne Resmark
Soeur Constance Hélène Guilmette
Mère Jeanne Heike Grötzinger
Soeur Mathilde Anaïk Morel
L’aumônier Kevin Conners
1er commissaire Ulrich Reß
2ème commissaire John Chest
L’officier Christian Rieger
Le geôlier Levente Molnár
Thierry Rüdiger Trebes
Monsieur Javelinot Oscar Quezada

Bayerisches Staatsorchester
Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakov
Costumes Elena Zaytseva

mardi 6 avril 2010

Regietheater et Eurotrash (3) : Le meilleur de l'opéra en DVD

Les deux messages précédents de cette série : ici et ici.
Le titre de ce message est un peu vulgaire, c’est vrai, mais c’est évidemment fait exprès : les collections de DVD (ou de CD) portant ce genre de titres sont ainsi conçues qu’elles véhiculent les pires clichés sur l’opéra, grosses dames la main sur le cœur, prédominance du XIXe siècle et des grandes émotions stéréotypées qui n’existent que là, mises en scène au-delà du poussiéreux ; pour que survivent les préjugés, il faut bien que quelqu'un les nourrisse… Ici, la perspective sera légèrement différente, comme on peut s’en douter. NB qu’il ne s’agit pas ici de critiques complètes mais de brèves présentations de DVD tous chers à mon cœur*, bien connus pour certains, beaucoup moins pour d’autres.
NB : Les productions du Ring de Wagner en DVD sont toujours plus nombreuses. On cite notamment régulièrement le Ring de l’Opéra de Copenhague, que je n’ai pas vu ; je n’ai pas vu non plus le Ring monté à Valence par La Fura dels Baus, mais mes goûts me portent de toute façon peu à ce genre de théâtre très spectaculaire et assez superficiel. L’absence dans cette liste du Ring de Harry Kupfer, édité sous deux formes (j’ai vu la forme originelle, celle de Bayreuth années 80), est due quant à elle à la médiocrité de cette mise en scène, datée et ennuyeuse.

*Cher lecteur, si tu veux me faire plaisir en même temps qu’à toi-même, jette un œil bienveillant pour la version de l’Enlèvement au sérail de Mozart qui figure dans cette liste. Tout, dans la liste ci-dessous, est à mon sens remarquable, mais je sais que tu risques de passer à côté de celui-là en particulier.

Berg, Wozzeck
Patrice Chéreau
Staatsoper unter den Linden 1992 ( ?)
Ma première rencontre « en vrai » avec la puissance scénique de l’opéra (lors d’une reprise ultérieure) : un spectacle crucifiant. Chéreau a beaucoup évolué depuis son Ring de 1976 (cf. ci-dessous) ; le travail est ici beaucoup plus simple, avec des formes géométriques mouvantes qui donnent à chaque scène son individualité, et une scène vide pour l’une des plus belles scènes de l’opéra : Waltraud Meier seule, immobile, assise au milieu de la scène, avec sa robe rouge, pour la lecture de la Bible. Un moment d’éternité.
Interprétation musicale : Pas forcément mon interprétation de cœur, mais Waltraud Meier en Marie est au-delà de la perfection.

Gluck, Orphée et Eurydice
Robert Wilson
Théâtre du Châtelet (EMI)
Pour un tel opéra où l’action dramatique est très secondaire, la gestuelle lente et millimétrée caractéristique du travail de Robert Wilson fonctionne remarquablement. Loin de la raideur de certains de ses travaux récents, on assiste ici à une sorte de chorégraphie lente
Interprétation musicale : On peut regretter l’utilisation de la version de Berlioz plutôt qu’une version plus authentique, mais c’est vocalement (Kozena) et orchestralement (Gardiner) magnifique.

Haendel, Rodelinda
David Alden
Bayerische Staatsoper, Munich 2003 (Farao)
Cover RodelindaOn est plus habitué de la part de David Alden à une profusion bigarrée et à une bonne dose de dérision. Rien de tel ici : tout se déroule en noir et blanc, dans une atmosphère profonde et concentrée. J’ai rarement vu une production haendelienne exploiter avec une telle intelligence la structure des airs à da capo pour approfondir les personnages et faire naître l’émotion, avec un refus aussi radical du remplissage.
Attention, ne pas confondre avec la version (plus facilement disponible) de William Christie et Jean-Marie Villégier, beaucoup plus quelconque.
Interprétation musicale : Sans doute la plus belle version de cet opéra magnifique, avec Dorothea Röschmann, Michael Chance et Felicity Palmer en forme olympique.

Haendel, Theodora
Peter Sellars
Glyndebourne (NVCArts)
Un spectacle à mi-chemin de la transposition réaliste (dans une sorte de démocratie populiste et militaire non sans rapport avec les Etats-Unis contemporains) et un univers poétique et abstrait (les formes de verre du monde des chrétiens). Le premier aspect se soumet au risque (sans doute mesuré) de la caricature, le second, avec un travail gestuel d’une précision chorégraphique, est superbe.
Interprétation musicale : Belle distribution dominée par une Lorraine Hunt inoubliable, sous la direction un peu trop lénifiante de William Christie.

Mozart, Die Entführung aus dem Serail
Johan Simons
De Nederlandse Opera 2008 (Opus Arte)
Mozart: Die Entführung aus dem Serail, K384Johan Simons, c’est le mal-aimé de la scène française, peut-être en raison du hiatus apparent entre le clinquant du visuel et l’extrême sobriété du travail scénique. Ici, Simons joue sans complexe le jeu de la comédie, avec un travail d’acteur très fin relayé par des chanteurs très investis. Bonus intéressants, pour une fois (propos de Simons et de Kurt Rydl en particulier).
Interprétation musicale : On ne s’attend pas à grand-chose en entamant cette captation sans stars, on a tort : sous une direction très vivante (Constantinos Carydis), les chanteurs sont bons (la Constance de Laura Aikin, sans doute plus impressionnante en salle) à très bons (Kurt Rydl en Osmin).

Schumann, Genoveva
Martin Kušej
Opernhaus Zürich (DVD Arthaus)
Un objet un peu étrange, qui tient du rituel et de l’installation, avec un travail théâtral stylisé. On trouve au premier acte que c’est très joli, avant de se trouver franchement pris et ému.
Interprétation musicale : Un des rares opéras romantiques allemands à tenir la route musicalement et scéniquement, dans une interprétation magnifique dominée par Juliane Banse, bouleversante dans le rôle-titre.

Johann Strauss, Die Fledermaus (La Chauve-souris)
Hans Neuenfels
Salzburger Festspiele 2001 (Arthaus)
Une mise en scène contre l’œuvre, utilisée comme bélier contre les non-dits de la société autrichienne (et pas seulement) d’hier et d’aujourd’hui : ce qui n’est pas gênant vu la qualité modeste de cette œuvrette pas très drôle. Le spectacle est éblouissant et d’une efficacité redoutable ; on ne peut pas dire qu’il a perdu de sa pertinence depuis.
Interprétation musicale : L’« œuvre » ne sort pas indemne du traitement de Neuenfels, mais les interventions restent mesurées et la direction de Marc Minkowski est idéale pour cette œuvre, avec une distribution de bonne qualité.

Wagner, Siegfried
Jossi Wieler, Sergio Morabito
Staatsoper Stuttgart 200? (Euroarts)
Le meilleur volet d’un Ring confié à quatre metteurs en scène différents, par un duo de génies de la transposition (on espère que les mêmes monteront un jour un Ring intégral…). La manière dont est restituée l’humour de l’œuvre est remarquable, et on admire constamment la musicalité du travail.
Interprétation musicale : Si l’Opéra de Stuttgart est une des scènes les plus inventives d’Europe, elle n’est pas nécessairement la mieux dotée financièrement. Pas de stars donc, mais des honnêtes chanteurs et un honnête chef (Lothar Zagrosek) qui ne gênent pas l’oreille.

Wagner, Der Ring des Nibelungen
Patrice Chéreau
Festival de Bayreuth, 1980/1981 (Deutsche Grammophon)
La mère de toutes les batailles : un scandale d’une rare intensité suivie par une conversion massive. Une production exemplaire pour son approche de l’œuvre, expurgée de toute tradition interprétative (y compris l’héritage de Wieland Wagner) mais profondément appuyée sur un vaste contexte intellectuel et historique. L’esthétique générale a un peu vieilli et le choix d’une reconstitution hors représentation pèse sur l’ensemble, mais l’analyse de l’œuvre et la construction du discours scénique restent d’une acuité frappante.
Interprétation musicale : Certainement pas une référence, avec quelques interprètes franchement problématiques, mais il faut en passer par là, et ce n’est pas si terrible après tout !

Wagner, Tristan und Isolde
Christoph Marthaler
Bayreuther Festspiele 2009 (Opus Arte)

Je n’ai pas vu, mais ça m’intéresse :
Mozart, Le nozze di Figaro/Don Giovanni/Così fan tutte – De Nederlandse Opera (Wieler/Morabito – Opus Arte)

Les manques : des vidéos existantes, mais non éditées en DVD pour des raisons mystérieuses (ou pas)
Moussorgski, Boris Godounov – Salzburger Festspiele 1998 (Wernicke)
Strauss, Ariadne auf Naxos – Salzbourg 2001 (Wieler/Morabito)
Szymanowski, Roi Roger – Opéra de Paris 2009 (Warlikowski)
Verdi, La Traviata – Opéra de Paris 2005 (Marthaler)

vendredi 2 avril 2010

Regietheater et Eurotrash : Anatomie des fantasmes lyricomanes (2)

Retour, donc, au Regietheater, suite et non fin d'un message précédent que je vous invite à lire avant toute chose. J'étais donc en train de parler des décors : j'y insiste, parce que ça me paraît vraiment crucial dans la réception des mises en scène d'opéra, a fortiori par cette partie du public lyrique qui vient essentiellement pour le plaisir (honorable certes) de la voix et attend de pouvoir juger de la mise en scène d'un coup d'œil pour se concentrer sur leur vice particulier. Et dès qu'on parle de décors, on parle forcément, très vite, de ce qui fâche : la transposition.


La transposition est souvent un point de fixation dans les conflits autour du Regietheater, et de manière générale un angle d’analyse des mises en scène lyriques prisé par les lyricomanes – j’avais lu sur un forum une remarque sur La Bohème ultra-classique de Jonathan Miller (Opéra de Paris 1995), disant que le spectacle transpose l’histoire dans les années 20/30 (pour une histoire qui se déroule aux environs de 1900), mais que ce n’était pas gênant : belle magnanimité. Dans les débats sur la mise en scène d’opéra, la transposition n’est pas évoquée également par les partisans et par les adversaires de ce qu’on regroupe sous le terme de Regietheater : c’est une obsession chez les adversaires, un thème un peu secondaire chez les partisans. Là où les premiers  en font un élément déterminant du spectacle qu’ils analysent, les seconds, tout en affirmant la légitimité du procédé, n’en font précisément qu’un procédé, qu’un outil au service des praticiens du théâtre.
On comprend que le procédé ait pu surprendre au début, par exemple avec les mises en scène mozartiennes de Peter Sellars dès les années 80 ; aujourd’hui, la surprise n’est plus de mise, mais cela ne remet pas en cause la pertinence d’un choix qui a permis à la mise en scène d’opéra de s’échapper du piège de l’abstraction élégante qui a pu sembler à une époque la seule alternative au réalisme reconstitutif.
Il y a des médiocres partout, y compris chez les partisans d’un travail scénique moderne et exigeants : hormis ces médiocres, je n’ai guère l’impression que les metteurs en scène mettent très souvent en avant le choix qu’ils ont fait en ce domaine. La transposition est un point de départ, un outil, le cadre dans lequel va être créée la mise en scène : l’essentiel est ailleurs, et j’imagine fort bien, du point de vue théorique, qu’on pourrait envisager ce travail en profondeur sur l’œuvre sans le recours à la transposition. Simplement, concrètement, et à de très rares exceptions, ça ne marche pas, par manque de savoir-faire élémentaire (Nicolas Joel), parce que ceux qui font ce choix manquent souvent du sens du théâtre vivant (pléonasme), et surtout pour des questions fondamentales de philosophie du regard théâtral.

Safety Curtain, Royal Opera House : N'y a-t-il pas mieux à attendre d'un spectacle d'opéra que la sécurité à tout prix d'un bon chic bon genre formaté ?

Le vaste champ des mises en scène modernes n’est pas fait pour plaire à tous. Ceux qui ne voient dans l’opéra qu’un divertissement aimable en seront pour leurs frais ; ce qui me frappe dans les mises en scène des grands metteurs en scène d’aujourd’hui, c’est le sérieux avec lequel ils abordent les œuvres. Le meilleur exemple, ici, c’est peut-être la déchirante Traviata de Christoph Marthaler à l’Opéra de Paris (je parle souvent de ce spectacle, mais il y a tellement à en apprendre que je n'en parlerai jamais assez) : on croyait aller voir un mélo convenu, on s’est retrouvé avec une tragédie d’une intensité inattendue. Pour cela, il fallait revoir entièrement le parcours du spectateur dans l’œuvre. Prenons le chœur des toréadors au 2e acte : mascarade mondaine, prise souvent au premier degré par les tradis, comme si de vrais toréadors venaient de leur Andalousie amuser les oisifs parisiens ; mais « N'è duce il viscontino », « c’est le petit vicomte qui les conduit » : on est entre soi, on se déguise avec ce qu’on trouve – et, disons-le, on est toujours un peu ridicule, dans une soirée du XIXe siècle pas moins qu’aujourd’hui. C’est ce ridicule de la soirée mondaine que Marthaler met en avant, d'abord parce que la scène le réclame, mais aussi parce qu’elle crée le contraste entre le monde réel – émotionnel – de Violetta et le monde extérieur dont elle connaît plus que personne les coulisses.
Certains se sont moqués de la tondeuse à gazon que répare Alfredo au début du même acte : c’est par ce genre d’idées simples, facilement lisible pour peu qu'on ne soit pas aveuglé par des pétitions de principe, qui permet au metteur en scène de faire comprendre au spectateur l'organisation de l'œuvre. Christoph Marthaler avait ainsi mis en évidence le caractère artificiel, naïf, de ce bonheur en dehors du monde. Il y avait là une forme d'ironie tendre à l'égard du personnage, ironie qui est tout sauf destructrice : par elle s'approfondit le portrait du personnage, au-delà de l'archétype. Aurait-on pu le faire en costume de soirée XIXe, dans le cadre d'un salon bourgeois ? On a le droit d'essayer, mais je ne le crois pas.

à suivre...
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