vendredi 29 janvier 2010

Regietheater et Eurotrash : anatomie des fantasmes lyricomanes (1)

Il y a au moins un point commun entre le communisme et le Regietheater : il n'y a plus de communisme depuis longtemps, mais il reste des régiments d'anticommunistes. Les adversaires du Regietheater pullulent, alors qu'on serait bien en peine de donner le moindre sens à ce mot, qui semble amalgamer toute sorte de tendances du théâtre musical d'aujourd'hui en une sorte d'Axe du mal artistique. Sous ce mot pseudo-savant, qui en France en tout cas joue sur une espèce d'anti-germanisme primaire, c'est le bon vieil Eurotrash qui se cache, ce mot par lequel les Américains - ou plutôt des Américains - vilipendaient depuis les années 70 la créativité artistique du théâtre européen.

Lisons la réponse de Thomas Oberender, le responsable du théâtre parlé au Festival de Salzbourg, aux attaques vigoureuses du jeune écrivain Daniel Kehlmann dans son discours d'ouverture du dernier festival :


Tout est du Regietheater. (...) Les acteurs sont depuis longtemps privés de pouvoir, ils sont plus ou moins des employés du système. (...) Aujourd'hui, le metteur en scène est avant tout celui qui détermine le spectacle dans sa signification, qui l'organise et en prend la responsabilité stylistique. Il est le créateur et le garant de sa crédibilité. Rien à voir avec la fidélité à l'œuvre, parce que si on ne prend les choses que littéralement, on risque d'ennuyer le public à mort. La littérature dramatique a un besoin vital de cette revitalisation, de ce supplément d'âme. Quand ça marche, personne ne se plaint du Regietheater, même quand un tiers du texte a été coupé.

[Le texte original est ici, c'est toujours mieux que ma traduction rapide...]

Tout ceci est frappé du sceau de l'évidence : le Regietheater, ce n'est pas une esthétique, c'est un mode de production où le metteur en scène est le responsable du spectacle, que ce soit Peter Stein pour ses spectacles impeccablement ringards (Lulu et différents spectacles Tchaikovski à Lyon, La cruche cachée de Kleist à Berlin, poules et paille comprises...) ou les spectacles de Krzysztof Warlikowski.

Mais ne jouons pas sur les mots : si le mot est mal choisi, mal utilisé, mal compris, si les pourfendeurs de cet épouvantail manquent souvent cruellement de culture théâtrale, on sait plus ou moins ce qu'ils entendent par là, plus instinctivement que rationnellement : Christoph Marthaler, Warlikowski, Johan Simons, Dmitri Tcherniakov, Martin Kušej, Peter Konwitschny, David Alden, Peter Sellars, et beaucoup d'autres (ça manque de Français, ma liste ; ce n'est pas un hasard, hélas...). Cette très courte liste suffit à faire voir à quel point l'anathème porte sur des esthétiques qui n'ont rien à voir : de l'ironie tendre de David Alden (et son jumeau Christopher, accessoirement) au dépouillement intense de Johan Simons, il y a bien plus de distance qu'entre Franco Zeffirelli et Peter Stein.

Salzburger Festspiele Don Giovanni 2009 Claus Guth

Qu'est-ce donc qu'on reproche à tous ces gens ? Tout d'abord, un ego qui ferait passer leurs fantasmes avant l'œuvre qu'ils servent. Cette explication psychologique est d'une telle sottise qu'on comprendra que je me passe de la commenter. Je pourrais presque dire la même chose d'une autre accusation, celle de privilégier le laid, le glauque, le sinistre. On peut, bien sûr, s'en moquer : dire que les décors d'Anna Viebrock sont laids, c'est au fond la même haine contre l'art contemporain qui a frappé au siècle passé Picasso ou Stravinsky (les expositions d'art contemporain font courir les foules, mais haro sur les artistes dès qu'ils franchissent le seuil d'une maison d'opéra !). Mais c'est intéressant surtout pour l'ignorance de la chose théâtrale que cela traduit : il y a là une conception du décor comme toile de fond de l'action scénique, sans comprendre que ce qui compte dans un décor, avant tout, c'est les espaces de jeu qu'il ouvre : un décor, par les contraintes qu'il impose aux déplacements des interprètes, par la profondeur de champ qu'il offre, par la manière dont il attire le regard du spectateur, n'est pas une masse passive - quand bien même il reste identique tout au long du spectacle -, mais une force dynamique qui doit porter la vie du spectacle (on voit bien comment les décors du récent Andrea Chénier mis en scène par Giancarlo del Monaco à Bastille tuaient l'action au lieu de la soutenir, et ce malgré les incessants changements de décor.

On en a vu souvent, notamment sur les forums, des amateurs d'opéra condamnant telle ou telle mise en scène "moderne" sur la foi d'une simple photo, parce qu'elle ne correspond pas à leurs attentes par rapport à l'œuvre, sans jamais s'interroger sur la nature et les justifications de leurs attentes...

à suivre : je n'ai pas encore parlé de transpositions, de fidélité à l'œuvre, de rythme, etc. Je ferai sans doute aussi un message sur quelques DVD pertinents par rapport à tout cela...


Photo : des éléments de décor de Don Giovanni mis en scène par Claus Guth, Salzbourg 2009, vus par l'entrée de la scène sur la Toscaninihof (ceci est une photo personnelle, ne pas réutiliser !).

mardi 26 janvier 2010

Qu'est-ce qu'un bon orchestre ?

J'ai déjà parlé du classement des meilleurs orchestres du monde publié il y a quelque temps par le magazine anglais Gramophone, classement effectué par sondage auprès de quelques critiques de la presse musicale internationale. On a beaucoup commenté ce classement, à la fois pour le disqualifier (non sans quelques arguments, notamment le fait que certaines bizarreries s'expliquent par le fait qu'on a parfois au moins autant classé leurs directeurs musicaux que les orchestres eux-mêmes) et pour remarquer que certains résultats, finalement, n'étaient pas si idiots : que l'Orchestre Philharmonique de Vienne n'occupe que la troisième place est un juste retour pour son manque d'imagination et sa complaisance ; la victoire nette de l'Orchestre de la Radio Bavaroise (sixième) dans son derby avec le Philharmonique de Munich (l'orchestre de Christian Thielemann, absent des 20 premiers) est aussi justifiée qu'éclatante ; et l'absence totale d'orchestres français des vingt premiers (seuls publiés), si elle est un peu injuste à l'égard de l'Orchestre de l'Opéra, traduit clairement le naufrage artistique du paysage orchestral français ; enfin, on apprécie de voir reconnaître le talent de l'Orchestre du Festival de Budapest. Bon, mais tout cela, je l'ai en partie déjà dit.

Quel critère peut-on trouver pour un tel classement ? Plus largement, pourquoi aime-t-on, au-delà de la qualité individuelle de chaque concert, un orchestre ? Peut-être, en partie, parce que c'est une marque : on aime les Viennois parce que c'est cossu et qu'on voit bien la marque en gros (façon Vuitton ou Lacoste) ; on aime le Concertgebouw parce qu'on est plus malin que les gueux qui aiment les Viennois ; on aime le Mariinsky, parce le lustre impérial fait toujours recette. Et ainsi de suite : on amalgame, chacun selon sa propre recette, les qualités objectives de l'orchestre avec tout un imaginaire lié à la tradition de l'orchestre, à son activité publique, mais aussi à un marketing plus ou moins discret (moins quand l'orchestre ou son chef sont pris en charge par un éditeur de disques), en tout cas beaucoup plus efficace que ce que croient bien des mélomanes.

Tous ces orchestres ont un point commun, même parmi les plus médiocres des grands orchestres, écartés ou non du classement : tous sont composés en grande majorité d'excellents musiciens ; la différence ne vient donc pas de là. Certains ont de très grands chefs à leur tête (Mariss Jansons à Amsterdam et Munich, Ivan Fischer à Budapest, Esa Pekka Salonen à Los Angeles), d'autres des chefs très médiatiques (Valery Gergiev) qui entrent pour une part non négligeable dans la valorisation de l'orchestre par les critiques. Soit. Mais peu importe.

Rideau du Royal Opera House, Covent Garden

Un bon orchestre, pour moi, c'est d'abord une exigence en matière de répertoire. Gloire et respect aux orchestres de second plan qui cherchent à se démarquer en jouant d'obscurs compositeurs romantiques ou en jouant l'éternelle et ô combien ennuyeuse carte de la défense du répertoire français : l'essentiel est ailleurs. Faut-il, comme le Philharmonique de Berlin, aller jusqu'à jouer Rameau ? Pas forcément, si on en juge par le résultat obtenu ; mais la démarche est pour le moins intéressante, à condition qu'elle débouche sur une véritable appropriation du répertoire.
C'est là le cœur du problème : certains pleurent encore les identités nationales perdues des orchestres, dont le son s'est standardisé, mais c'est la rançon nécessaire d'une ouverture inédite sur le monde, où les orchestres cessent d'être modelés par un étroit répertoire dont ils seraient les exclusifs spécialistes. On a reproché à Stéphane Lissner, allié à Daniel Barenboim, de dénaturer la Scala en la privant de ses racines italiennes : quelle sottise ! Comme si un Italien était condamné à Verdi ou à Puccini, comme s'il avait moins besoin qu'un Tchèque ou qu'un Hongrois de Janáček ou de Bartók !
Mais quel grand orchestre se passerait aujourd'hui de jouer de la musique contemporaine ? Quel bon chef, d'ailleurs, se désintéresse du monde de la création ? Si Salonen, Gielen, Rattle, Abbado - ou le si sous-estimé Sylvain Cambreling - sont des chefs de cette qualité, c'est d'abord parce qu'ils ont dans l'oreille un spectre de sonorités que permet seule la musique contemporaine*. A contrario, on voit bien les limites d'un Christian Thielemann ; on parle de répertoire germanique à son propos, mais ce n'est en fait qu'une fraction du répertoire germanique qui l'intéresse vraiment : Schumann, Strauss, Bruckner - pas Mahler, guère Schubert, Mozart parce qu'il le faut bien, et cela donne un orchestre ennuyeux, poussif, d'un sérieux imperturbable qui laisse entrevoir une profondeur qui n'est qu'un trompe-l'œil.

Pas de grand orchestre sans ouverture au répertoire contemporain, donc. Mais pas de grand orchestre sans capacité à s'adapter au style de chaque œuvre. C'est une leçon du baroque, applicable à tout le répertoire : sans mépriser la tradition, entrer dans l'œuvre pour en comprendre le fonctionnement, non pas l'aride dissection musicologique qui ne livre qu'une structure morte, mais la logique des affects, des émotions qui transforme les notes en musique. Un grand orchestre, c'est un orchestre qui sait rendre vivantes, modernes, actuelles même les œuvres les plus rebattues, même la 5e de Beethoven. C'est aussi un orchestre qui sait jouer avec tous les chefs, qui comprend qu'il y a quelque chose à apprendre d'un baroqueux, d'un spécialiste de musique contemporaine, d'un vieux chef, d'un jeune chef, et qu'il est là pour faire naître une vision inédite de l'œuvre et non imposer sa propre vision.

Cette qualité de souplesse est ce qui manque le plus cruellement aux orchestres français ; la récente affaire de l'Orchestre de l'Opéra, refusant de se plier à la vision d'Emmanuelle Haïm (pour l'actuel Idomeneo du Palais Garnier) en est encore l'illustration, après son refus de travailler avec Daniel Harding. Mais qu'importe, quand on peut entendre en une saison tant de grands orchestres internationaux ô combien plus intelligents ?

Photo : Le rideau du Royal Opera House, Covent Garden, Londres

* La perte de Bach, autrefois joué par les orchestres symphoniques, est de ce point de vue une perte considérable. Il est indispensable qu'ils se réapproprient ce répertoire dont la perception a été profondément transformée par la révolution baroque, non pas façon Riccardo Muti (qui peut reprendre le slogan des réactionnaires de la monarchie de Juillet à propos de la Révolution française : "Rien compris, rien appris"), non pas en voulant faire renaître une tradition heureusement perdue, mais au contraire avec le souci de découvrir un continent qui, pour eux, est pour ainsi dire inexploré.

jeudi 21 janvier 2010

Plans sur la comète

Puisque :
- Paris est en train de devenir une sous-préfecture du point de vue lyrique ;
- ma région Lorraine (entre un Opéra-Théâtre de Metz voué aux décors pompiers et aux fonds de tiroir du répertoire français, et Nancy qui n'a plus trop l'air de savoir où il va [comment peut-on reprendre l'épouvantable mise en scène de Médée de Cherubini par Yannis Kokkos ?]) continue à rester à l'écart du monde lyrique ;
-les festivals français sont rares et trop chers (pourquoi aller voir le très intéressant spectacle Stravinsky de Robert Lepage à Aix-en-Provence puisqu'il sera donné pour le tiers du prix à Lyon la saison suivante ?),


... je me trouve obligé de me rabattre (avec grand plaisir, en fait) sur le vaste monde pour trouver des propositions artistiques intéressantes dans le domaine lyrique. Voici donc quelques-unes des représentations où j'irai traîner mes guêtres :

  • à Zurich, reprise des Königskinder de Humperdinck, un chef-d'œuvre majeur toujours largement ignoré du grand public ; mieux vaut voir Jonas Kaufmann ici que dans je ne sais quel drame bourgeois français...
  • à Bâle, j'attends avec curiosité de découvrir pour la première fois une mise en scène de Calixto Bieito, étiqueté provocateur n° 1 de la scène lyrique européenne. Ce n'est pas que la provocation m'intéresse en soi (j'en vois du reste beaucoup moins que les lyricomanes, qui voient une provocation dans tout ce qu'ils ne comprennent pas), mais j'aime trop la découverte pour passer à côté de son travail, qui plus est pour une (autre) œuvre majeure du répertoire lyrique, à savoir De la maison des morts de Janáček. Gerard Mortier avait monté cet ouvrage à Paris, mais Klaus Michael Grüber, qui remontait un spectacle qu'il avait fait il y a plus de dix ans, avait visiblement perdu le feu sacré ; il en était résulté un spectacle pesant, qui plus est massacré par l'orchestre : il est temps d'effacer ce mauvais souvenir.
  • à Lyon, l'immense Karita Mattila s'unira une fois de plus à sa compatriote Kaja Saariaho pour rendre hommage à Émilie du Châtelet, femme de lettres et de science des Lumières : on peut être un peu circonspect sur le genre du monodrame (qui plus est pendant une heure et demie), mais le défi est séduisant.
  • à Munich, on a beau être très inquiet de l'évolution de la maison, on ne peut pas s'empêcher de revenir à ses premières amours et de trouver malgré tout pas mal de choses à voir. On ira voir d'abord le nouvel opéra de Peter Eötvös (qu'autrefois aurait coproduit le Châtelet...), La tragédie de l'homme, ce qui sera l'occasion de découvrir le metteur en scène Balázs Kovalik, tandis que le CNSM local remonte un des plus grands succès d'Eötvös, Trois soeurs
  • La maison s'attaque aussi au bon répertoire français, pas les sottises à la Mireille, avec Dialogues des Carmélites de Poulenc : c'est Dmitri Tcherniakov, qu'on a déjà vu à Paris avec un Macbeth irritant et passionnant et à Munich avec Khovanchtchina (DVD !), qui s'empare de l'épopée révolutionnaire. On se réjouit déjà du contraste avec le traitement primaire de la même période par Giancarlo del Monaco pour l'indicible Andrea Chénier que Nicolas Joel a eu le front de nous présenter il y a un mois.
  • Verra-t-on, toujours au même endroit, Medea in Corinto de Johann Simon Mayr ? On le souhaite en tout cas, car cette rareté presque absolue (David Alden a monté très récemment cette œuvre à Saint-Gall - on ne peut pas être partout !) est confiée à Hans Neuenfels : ce dernier, connu en France pour son très réjouissant jeu de massacre à partir de La chauve-souris de Johann Strauss, cadeau empoisonné de Gerard Mortier au passé mal digéré du public autrichien, est un artiste majeur du théâtre germanique, et il sera aidé par Anna Viebrock, qui est peut-être la plus grande décoratrice actuelle (aux côtés de Christoph Marthaler et Jossi Wieler notamment). On est même prêt, pour ce faire, à subir Nadja Michael, ce qui n'est pas peu dire.
  • Parmi les reprises, toujours à Munich, je me réjouis surtout de l'Enlèvement au Sérail de Martin Duncan, une production que presque personne n'aime sauf moi (ça arrive) : les dialogues sont remplacés par une conteuse, qui donne un ton assez mélancolique à l'histoire, tandis que les personnages sont comme perdus sur des sofas en suspension, entre volonté de fuir et désir de communiquer ; il y a aussi, fin juillet, quelques représentations wagnériennes qu'il serait dommage de manquer...
  • Pour Wagner, on ira aussi à Francfort. Ou plus exactement, on ira à Francfort pour d'autres raisons, mais il se trouve qu'on pourra y voir Parsifal mis en scène par Christoph Nel : après l'inoubliable spectacle de Krzysztof Warlikowski, assassiné par Nicolas Joel, voilà une nouvelle occasion de se confronter à ce chef-d'œuvre absolu, dans une production d'un metteur en scène que je connais surtout par sa Walkyrie du célèbre Ring de Stuttgart, un spectacle certes inégal, mais qui contient un premier acte d'une intensité incroyable.
Je crois que c'est tout... je reparlerai ici de ces différents spectacles, si j'en ai le temps et si j'ai quelque chose à dire...

Une telle activité voyageuse surprendra sans doute certains lecteurs : mais Internet a changé la vie des amateurs d'opéra, qui désormais, surinformés sur tout ce qui se passe dans le moindre théâtre municipal hongrois, n'hésitent plus à voyager dans toute l'Europe pour voir les spectacles qui les intéressent. C'est sans doute coûteux, certes, mais moins qu'on le croit : moins qu'une semaine aux sports d'hiver, moins qu'une grosse voiture, moins qu'un paquet de cigarettes par jour, moins que le PMU ou le poker en ligne...

Zut alors, je me rends compte d'un grave problème dans ma liste : point de Verdi, point de Puccini, point d'Anna Netrebko ou de Roberto Alagna chantant Tino Rossi. Comme c'est dommage.

lundi 18 janvier 2010

Luc Bondy, la tête et les jambes

Luc Bondy : un des noms les plus importants du théâtre de ces trente dernières années, à la fois en France et en pays germanique, au théâtre comme à l'opéra. Dans une interview récente au journal allemand Die Zeit, il revient sur un thème qu'il a déjà développé souvent, celui de l'état désolant (pour lui) du théâtre allemand. Ce n'est pas un thème nouveau, et il n'est pas le seul à broder sur ce sujet (on pense récemment à une interview du directeur du Berliner Ensemble Claus Peymann, lui aussi multirécidiviste, ou au scandale orchestré à Salzbourg cet été par le jeune romancier Daniel Kehlmann, qui s'est présenté en ennemi juré du Regietheater - whatever that means). Je traduis donc le passage en question de cette interview fleuve, comme aucun journal français n'oserait en publier sur un sujet aussi peu vendeur que le théâtre:


Je trouve que le théâtre allemand est, à quelques exceptions près, dans un vide terrible. Je vois partout une situation désespérée. Je ne vois nulle part une force qui m'intéresse. J'aurais bien du mal à dire dans quel théâtre allemand j'aimerais travailler. Il y a un groupe de gens de théâtre à Hambourg, Berlin et Francfort qui décident du mainstream. Ce que je vois : beaucoup de conservatisme, de normes, peu d'imagination. Bien sûr, je viens d'une autre époque. Pour moi, ce qui a toujours été important, c'est de laisser se produire des choses sur la scène, sans un concept prédéfini. Maintenant, je le sens partout, ce concept prédéterminé. Je trouve qu'on utilise ainsi la tête d'une mauvaise façon, il ne reste plus à la tête que de quoi dire : "Ah, intéressant". Intéressant, c'est un mot que je déteste. Tout le contraire de ce que j'aime au théâtre.

http://www.zeit.de/2010/01/Bondy-01?page=all (je ne garantis pas la pérennité du lien)

Ne soyons pas hypocrites : Luc Bondy lui-même parle de la question des générations, et on ne peut s'empêcher de penser que cela joue beaucoup dans son appréciation négative de la situation du théâtre en Allemagne. Daniel Kehlmann avait abondamment parlé dans son texte de ces étrangers qui sont effarés quand ils voient ce qui se fait dans les théâtres d'Allemagne : je me trouve dans une situation inverse, puisque le théâtre allemand (abondamment programmé à Paris, et que je vais voir également en pays germanique) me passionne et m'aide à supporter la médiocrité de la scène théâtrale de mon pays.
Luc Bondy, ici, ne parle que de la mise en scène, pas du paysage théâtral ni de l'importance sociale du théâtre, qui reste presque inentamée en Allemagne (on peut certes se moquer de ces publics très bourgeois des théâtres municipaux, mais leurs équivalents français ont L'Équipe pour seule lecture). Suivons-le donc sur ce terrain.

Munich/München, Staatstheater am Gärtnerplatz

Bondy fait tout d'abord un constat, celui d'une standardisation des spectacles de théâtre dans le monde germanique, qu'il attribue à l'influence perverse d'un petit nombre de metteurs en scène occupant des positions de pouvoir (on se demande pourquoi Munich est épargnée, alors que les Kammerspiele en particulier ont été un des fers de lance du théâtre d'avant-garde ces dix dernières années). Cette standardisation est sans doute exagérée ici, par la myopie commune aux artistes qui contemplent ce que font - mal - leurs collègues ; mais il y a certainement une part de réalité, dans le sens où spectateurs comme metteurs en scène courent d'un point à l'autre du monde germanique, sans parler des festivals qui réunissent régulièrement tout ce petit monde, ou des DVD de théâtre qui se multiplient (et ce n'est pas un mal).
Mais est-ce vraiment pire que la situation antérieure où chacun restait chez soi, où ce que voyait le spectateur était déterminé uniquement par les goûts de celui qui se trouvait être à la tête du théâtre de sa ville, était tellement préférable ? Bien sûr, on peut voir les grands metteurs en scène un peu dans toutes les villes, Thomas Ostermeier, en poste à Berlin, travaille aussi à Munich quand ce n'est pas à Paris... Et alors ? Les Berlinois peuvent aller voir ses productions à la Schaubühne, mais ils ont aussi le choix de l'avant-garde parfois un peu démagogique au Gorki, tandis que M. Peymann déjà cité cultive soigneusement le théâtre de grand-papa : tout cela ne se confond qu'à condition d'avoir reçu du Ciel le don d'une forte myopie.

La partie la plus intéressante du texte, c'est celle où Bondy parle réellement de mise en scène. En son temps, dit-il, on laissait venir les choses telles qu'elles se produisaient sur le plateau, aujourd'hui on se fie à un concept de départ. Bien sûr l'opposition est trop tranchée : les metteurs en scène d'aujourd'hui ne sont pas toujours dénués de l'instinct de la scène, et ses contemporains n'ont pas toujours été exempts de quelques verrous idéologiques. Cette théorie de la spontanéité, de la découverte sur le plateau même de réalités insoupçonnées, elle venait elle-même en réaction à un théâtre très directif, où chaque acteur savait au geste près, à l'intonation près ce qu'il devait faire. Ingmar Bergman raconte dans ses mémoires comment, jeune assistant, il avait été révolté par la méthode de répétition d'un metteur en scène chenu travaillant une scène où la bonne compagnie prenait le thé : indiquant le nombre de tours que l'acteur devait faire avec sa petite cuillère dans sa tasse, à quel moment il devait échanger un regard avec qui, etc. Tout cela pour se rendre compte, après cette fastidieuse préparation, que la scène prenait alors une force, une vie qu'il n'aurait jamais soupçonné.

Il n'y a pas de méthode en matière de théâtre. Pas de règle absolue : seul compte le résultat obtenu. Il y a de la vie sur les scènes allemandes d'aujourd'hui, plus que sur celles de Paris et de ses annexes*. Mais on rejoindra Luc Bondy au moins sur un point : le théâtre, ce n'est pas fait pour être intéressant. Halte aux brouets tiédasses : le théâtre, ça brûle !


*Formulation provocante, certes, mais c'est fait exprès : le système français en matière de théâtre, avec ces centres dramatiques nationaux répartis dans tout le pays et centrés autour d'un artiste, est une fausse décentralisation : chaque centre est destiné à promouvoir le travail de l'artiste concerné, ce qui passe essentiellement par la diffusion, c'est à dire la vente de ces spectacles soit à d'autres CDN, soit aux théâtres publics parisiens, soit encore - consécration - à Avignon. Le public local ? Il peut s'estimer heureux qu'on lui ouvre les portes trois fois l'an.

Photo : Munich, Staatstheater am Gärtnerplatz (le second opéra de la ville)


Pour compléter ce message, on peut d'une part aller voir Chloé Réjon jouer Nora dans Une maison de poupée mise en scène par Stéphane Braunschweig à la Colline sur Arte live web, d'autre part constater de ce que la production d'Idoménée de Mozart reprise ce mercredi à l'Opéra Garnier suscite un intérêt aussi voisin de zéro : on ne peut qu'être ravi de voir que le calcul stupide de Nicolas Joel, fondé sur la présence de stars (en l'occurrence les inévitables Netrebko/Villazon) ait aussi pitoyablement échoué avec l'annulation très précoce des deux stars susdites...

jeudi 14 janvier 2010

L'héritage Noureev à l'Opéra (6) - Nicolas Le Riche et les autres

Suite au message précédent relatif aux dames du Ballet de l'Opéra de Paris, je continue avec ces messieurs, avec les mêmes précautions d'usage que précédemment (notamment le fait que ceci représente ni plus ni moins que l'opinion d'un spectateur passionné ne connaissant personnellement aucun membre du corps de ballet). La tâche est à vrai dire moins plaisante pour les messieurs que pour les dames, tant le manque de personnalités marquantes devient un problème crucial, aussi bien comme forces créatrices dans le domaine contemporain que comme forces physiques pour porter ces dames dans le ballet classique.

Bélingard, Jérémie
Étoile
Le rôle : ?????
Commentaire : Jérémie Bélingard est l'une des étoiles les plus problématiques de l'actuel Ballet de l'Opéra. On a cru comprendre que c'est principalement pour ses mérites dans le domaine du contemporain qu'il a reçu cette distinction (même s'il le fut sur un rôle classique) : ce serait une bonne raison si on avait pu constater ces mérites. Ce qui est censément contemporain chez ce danseur renvoie en réalité à une caricature de la danse contemporaine : pour être un bon danseur contemporain, il faudrait être un peu brut de décoffrage, en quelque sorte. On ne peut refuser à sa danse ce caractère entier, mais je suis loin d'en faire une qualité, tant lui manque le rayonnement de l'interprète-créateur, cette vibration interne par lesquels les grands danseurs de la création d'aujourd'hui savent captiver leur public avant même le premier geste. Et bien sûr, cette non-qualité en contemporain ne se transcende pas en qualité pour le classique, qu'il a du reste au moins l'intelligence d'aborder le moins possible.

Bridard, Yann
Premier danseur
Le rôle : Orphée (Pina Bausch)
Commentaire : Homme à tout faire du ballet de l'Opéra avec Karl Paquette, Yann Bridard a connu des passages à vide, notamment pour cause de blessures, ces dernières années. Ce pilier de la troupe, polyvalent, doté d'une réelle présence en scène, a toutes les qualités du premier danseur brillant qu'il a été : il ne faudrait qu'un peu de condition physique et de confiance de la part de la direction pour qu'il ait l'occasion de le redevenir.

Bullion, Stéphane
Premier danseur
Le rôle : Morel (Proust/Roland Petit)
Commentaire : Stéphane Bullion est un bon danseur, certes ; pas de ceux dont la promotion comme premier danseur était apparue comme inéluctable, sans surprendre vraiment. Il fait nombre parmi les bons danseurs capables d'assurer, sans étincelles, un premier rôle, mais qui a plus sa place comme danseur de seconds rôles que comme étoile sous les feux de la rampe. Après tout, c'est bien ce qu'on appelle un premier danseur.

Carbone, Alessio
Premier danseur
Le rôle : Basile (Don Quichotte) - à venir, qui sait ?
Commentaire : Alessio Carbone est l'un des quelques danseurs de premier plan entrés dans le ballet de l'Opéra en provenance de l'étranger, en étant peu ou pas du tout passés par l'école de danse de l'Opéra. Son intégration réussie montre bien qu'il est possible de s'ouvrir à d'autres écoles sans perdre ni style ni personnalité, si tant est que l'Opéra en a encore vraiment. Vif et efficace, Carbone tranche parfois avec le style alangui et précieux de certains de ses collègues : il aurait bien tort de vouloir leur ressembler, même s'il serait alors mieux distribué.

Chaillet, Vincent
Premier danseur
Le rôle : Le meunier (Le Tricorne)
Commentaire : Le choix du rôle, pour une fois, n'est pas difficile : c'est auréolé de sa toute récente promotion que Vincent Chaillet a pu danser - une seule fois - ce beau rôle, et il l'a fait avec beaucoup de brio. Une sorte de brio sec, bien en phase avec l'Espagne pour rire du ballet de Massine. On attend la suite.

Duquenne, Christophe
Premier danseur
Le rôle :le prince (Casse-Noisette)
Commentaire : Promu premier danseur à 35 ans, Christophe Duquenne a bénéficié de sa grande régularité dans le classique à un moment où le départ de la génération Noureev (les inoubliables Hilaire, Romoli, Belarbi...) laissaient un grand vide au sein de la troupe. Cette promotion était certainement méritée,et des prestations très correctes dans Casse-Noisette et dans maint second rôle dressent de lui le portrait d'un danseur solide, partenaire fiable (ce qui est fort rare désormais), chez qui le style ne s'accompagne pas d'alanguissement.

Ganio, Matthieu
Étoile
Le rôle : Franz (Coppélia)
Commentaire : Bénéficiant d'une carrière fulgurante, ce danseur résolument classique a sans doute pâti d'une nomination trop précoce. Encore sujet, il a été nommé en 2004 dans la perspective de l'enregistrement à venir de La Sylphide : l'étoile prévue s'étant blessé(e), Hugues Gall, souhaitant en outre faire un cadeau empoisonné à son successeur, a nommé ce danseur évidemment très prometteur pour que le DVD porte tout de même le nom d'une étoile. Depuis, entre ses blessures, Matthieu Ganio mène une carrière en dents de scie, où il convainc de préférence dans des ballets où la personnalité n'est pas le critère principal. La conquête de la maturité est une course d'endurance...

Heymann, Mathias
Étoile
Le rôle : soliste du Pas de trois (Paquita)
Commentaire : Nommé danseur étoile à 22 ans, aux côtés d'une danseuse de 15 ans son aînée, Mathias Heymann est devenu un des chouchous du public parisien pratiquement dès le début de sa carrière. En tout cas de la partie du public pour qui le spectaculaire est l'essentiel de la danse. Inutilisable, pour autant qu'on sache, dans le domaine contemporain, il n'a guère dansé de grands rôles classiques : on voit bien ce que sa virtuosité peut proposer d'excitant dans les pas de deux virtuoses, mais aussi bien physiquement (dans un ballet classique, il y a bien un moment où il faut porter sa partenaire...) qu'intellectuellement et dramatiquement, la masse critique ne semble pas là. Il a, certainement, le temps devant lui : il a le temps, donc, de se construire comme grand danseur ; s'il ne le fait pas, ce temps-là risque d'être bien long.

Hoffalt, Josua
Premier danseur
Le rôle : le prochain, qui sait ?
Commentaire : On ne peut pas tout connaître : espérons que la promotion de ce premier danseur tout frais nous permettra de le voir suffisamment pour lui donner l'occasion de faire connaître ses qualités...

Le Riche, Nicolas
Étoile
Le rôle : Le jeune homme et la mort (Petit)
Commentaire : Nicolas Le Riche, c'est l'inverse de Mathias Heymann (malédiction de l'ordre alphabétique une fois encore) : une carrière au plus au niveau depuis deux décennies, un talent aussi éclatant dans le classique que dans le contemporain ; curieux, intelligent, audacieux, il est sans doute le danseur le plus populaire dans le public de l'Opéra, grâce à son incroyable grâce féline. Osera-t-on émettre malgré tout une petite réserve ? Ces dernières années, je l'ai souvent trouvé un peu absent, peu concerné, et ce aussi bien dans le classique que dans le contemporain. Ce n'est même pas un manque de travail, ni de technique, simplement une pâleur qu'on espère passagère.
Il s'est aussi essayé à la chorégraphie : son Caligula pour ses collègues de l'Opéra n'a pas été très bien accueilli, à mon avis à tort : ce cauchemar ouaté d'un dément qui se trouve être empereur n'est pas de ces ballets divertissants à digestion immédiate (non, je n'ai pas encore vu la Blanche-Neige de Preljocaj), mais il laisse des traces profondes dans ma mémoire.

Martinez, José
Étoile
Le rôle : Siegfried (Le Lac des Cygnes)
Commentaire : Passons sur l'échec artistique de sa grande et très attendue création sur les Enfants du Paradis : José Martinez est sans doute aujourd'hui - après les retraites de Manuel Legris, Laurent Hilaire ou Jean-Guillaume Bart - l'étoile classique par excellence dans cette compagnie. Certes, la concurrence n'est pas trop rude face aux étoiles plus récentes, manquant de la plus élémentaire vigueur physique, mais José Martinez n'est pas un roi par défaut : avec les années, il a appris à s'emparer de ses personnages, à ne faire de la virtuosité qu'un moyen expressif, moins important en cela même que le style. Côté contemporain, on ne peut parler d'un investissement particulièrement poussé (sans doute a-t-on trop besoin de lui en classique), mais ses incursions sont souvent convaincantes, parfois bouleversantes, comme cette scène de la télévision dans Appartement de Mats Ek (DVD indispensable) créée pour lui.

Moreau, Hervé
Étoile
Le rôle : Tchaikovski-Pas de Deux (Balanchine)
Commentaire : Nommé étoile en 2006, Hervé Moreau reste encore aujourd'hui une étoile fantôme, tant il a souvent été blessé - et quand il ne l'était pas, c'était notamment pour deux ballets dispensables, le raté Roméo et Juliette de Sasha Waltz et l'épouvantable Proust de Roland Petit. Je l'avais découvert lors d'un magnifique Tchaikovski-Pas de Deux (Balanchine) avec Aurélie Dupont, qui laissait espérer beaucoup de ses talents classiques. On en est toujours là.

Paquette, Karl
Étoile
Le rôle : le prince (Casse-Noisette)
Commentaire : Qui l'eût cru ? Après avoir dansé à l'Opéra tout ce qu'il est possible de danser, des mini-rôles aux rôles d'étoile, après avoir servi de remplaçant à tout ce qui traînait la patte à l'Opéra, voilà que Karl Paquette a été récompensé de ses efforts le 31 décembre 2009. Finis pour lui les seconds rôles : le voilà étoile, et même si on n'y croyait guère, on ne peut que se réjouir de voir un danseur sain, élégant, vivant sur scène ainsi récompensés. Partenaire à toute épreuve (hors Mélanie Hurel), il n'est sans doute pas le danseur le plus brillant de sa génération (pas de Carlos Acosta à l'Opéra), plutôt le digne représentant d'une école au riche passé. Il en est le produit, mais plus que cela : il lui fait honneur.

Pech, Benjamin
Étoile
Le rôle : Frédéri (L'Arlésienne, Roland Petit)
Commentaire : Autre étoile relativement récente, Benjamin Pech partage beaucoup avec son collègue Hervé Moreau, même s'il est moins souvent blessé. Des interprétations élégantes, soignées, parfois engagées, avec une technique suffisante et une présence convenable dans le domaine contemporain : tout cela est très utile pour une troupe comme le ballet de l'Opéra. S'il n'y avait pas une telle pénurie de personnalités de premier plan chez ces messieurs, il serait un premier danseur très apprécié ; dans la situation actuelle, il est une étoile dans la bonne moyenne.

Phavorin, Stéphane
Premier danseur
Le rôle : Le meunier (Le tricorne)
Commentaire : Difficile de parler de ce danseur très inégal : l'idée de lui confier des premiers rôles classiques n'est sans doute pas la meilleure possible (on se souvient d'un Casse-Noisette cauchemardesque avec Mélanie Hurel), mais il ne manque certainement pas de personnalité. Le problème est sans doute que, même en danse contemporaine, un peu de technique ne peut pas nuire pour aider à mettre en forme cette personnalité...

Thibault, Emmanuel
Premier danseur
Le rôle : L'oiseau bleu (La Belle au bois dormant)
Commentaire : Emmanuel Thibault est fait pour danser les pas de deux (ou de trois) du répertoire classique, ce qu'il a souvent fait. Inutile ou presque de souligner ses qualités de saltation, comme ses limites dès qu'il s'agit de partenariat : techniquement brillant, doté d'un style classique impeccable en tout cas en solo, Emmanuel Thibault est à sa place en tant que premier danseur, son manque de personnalité et de présence en scène étant (espérons-le) rédhibitoire pour une nomination en tant qu'étoile. Dans le champ limité qui est le sien, il n'a cela dit guère de rival.

lundi 11 janvier 2010

En bref

D'abord, je continue dans la publicité gratuite :
 Ce week-end dans la meilleure salle de concert parisienne, se tient la 4e Biennale du Quatuor à cordes avec quelques-uns des meilleurs représentants du genre, les Mosaïques, Hagen (notamment pour une oeuvre de Kurtág), ce qui reste des Borodine, sans oublier le merveilleux Quatuor Arditti (oui, il y a aussi les Pražák. Non, je ne citerai pas les Pražák). Pour une fois qu'il y a de la musique de chambre à Paris...

Cité de la Musique

Ensuite, j'ai fini par aller voir Rosmersholm et Une maison de poupée mis en scène par Stéphane Braunschweig au théâtre de la Colline (le diptyque sera prochainement visible sur Arte Live Web). Ce qui est intéressant, c'est que la plupart des critiques semblent préférer Rosmerholm, un spectacle d'un ennui redoutable, avec des caricatures d'acteurs français capables seulement de déclamer leur texte en prenant la pose, raides comme des piquets (épouvantable Claude Duparfait, monocorde Maud Le Grévellec), pour snober la seconde pièce. Nora était jouée par Chloé Réjon : voilà ce que c'est qu'une actrice, quelqu'un qui joue avec son corps tout entier, d'une façon qui dépasse largement le naturalisme. Je ne comprendrai jamais les critiques français.

Enfin, il y avait l'Ensemble intercontemporain au Palais Garnier : beau programme de musique de chambre du XXe siècle, clos en apothéose par Le marteau sans maître de Boulez, avec deux étoiles en majesté, la chanteuse Hilary Summers (choisie pour cette pièce par Boulez lui-même qui l'y a souvent dirigée) et la flûtiste Emmanuelle Ophèle. C'est là la différence entre l'Ensemble Intercontemporain et le Ballet de l'Opéra de Paris : dans le premier, il n'y a que des étoiles ; dans le second, on a parfois un peu de mal à en trouver. Mais pourquoi diable me suis-je mis à parler de danse pour ce concert ? Ah oui, c'est vrai, on a cru bon d'accompagner ces partitions magnifiques (il y avait aussi l'opus 5 de Webern et Dialogue de l'ombre double du même Boulez) des chorégraphies réalisées par un vieux chorégraphe d'autrefois qu'on commence, Dieu merci, à oublier (un certain Maurice Béjart, mais ce n'est pas la peine de retenir son nom).


Et pour finir, quelques remarques techniques : je me permets d'attirer l'attention de mes respectés lecteurs sur le fait qu'il est possible de faire à partir de la colonne de droite de ce blog différentes choses passionnantes, comme s'abonner au blog (je suppose que ça marche, mais il ne faut pas trop m'en demander), choisir l'un ou l'autre des grands thèmes de ce blog (pour ceux qui ne veulent surtout pas entendre parler de danse, de théâtre ou d'opéra...) ; en outre, il est possible en cas de besoin de m'écrire à l'adresse suivante : musica_sola /at/ yahoo .fr (que je ne consulte pas tous les jours, je précise).

vendredi 8 janvier 2010

Admirations (6) - Jonas Kaufmann, au-delà du contre-ut

On aura peut-être remarqué que ce blog n'est pas vraiment un monument à la gloire des rois du contre-ut, culte qui est même volontiers vu avec quelque désapprobation en ces lieux. Ce n'est pas la tessiture que je n'aime pas, mais l'espèce de suprématie reconnue à une petite fraction de ses possesseurs, spécialistes d'une fraction du répertoire lyrique qui passe on ne sait pourquoi comme l'essence de l'opéra. Des grands artistes dotés d'une voix de ténor, il y en a, par dizaines : Ian Bostridge, Philip Langridge, Toby Spence, Paul Agnew, Jean-Paul Fouchécourt, Robert Tear, John Mark Ainsley, Christoph Prégardien, Anthony Rolfe-Johnson, Graham Clark, Lawrence Brownlee, Heinz Zednik... J'en oublie sans doute beaucoup.

Lohengrin : Jonas Kaufmann, Anja Harteros - Bayerische Staatsoper

 Et puis, il y a Jonas Kaufmann. Un de ces chanteurs à l'intelligence souveraine, mais doté d'une voix qui l'autorise à chanter aussi le grand répertoire classique des Pavarotti, Domingo et autres Alagna, et ayant le bon goût de n'en point abuser. J'ai découvert ce chanteur pour ma part lors de sa Traviata parisienne en juin 2007 : je n'avais jamais entendu quelque chose comme cela, cette volonté tenace de ne pas céder à la routine, de vraiment prendre en compte le texte - par la diction, mais bien au-delà de la diction -, d'être plus au service de l'oeuvre qu'il défend que des goûts immédiats du public. Certains le lui en avaient voulu, comme ils lui en veulent encore, notamment pour son timbre inhabituellement sombre pour un ténor : la vraie raison, pourtant, des oppositions que rencontre ce chanteur exceptionnel, c'est sa technique qui, pour une raison ou pour une autre, fait frémir les orthodoxes - sans compter qu'étant Jonas Kaufmann, il n'est pas Pavarotti, ce qui est autant un truisme qu'un crime irrémissible.

Heureusement, la carrière du ténor allemand ne semble pas souffrir de ces ratiocinations : il est vrai que sa gorge, pour l'instant - et après plus de quinze ans de carrière - a le mauvais goût de tenir bon, grâce à l'intelligence de choix de carrière qui ont retardé son arrivée au sommet, mais aideront certainement à l'y maintenir. Certes, il n'aborde pas que des rôles selon mon cœur (était-il nécessaire de chanter Werther, comme il va le faire ce mois-ci à l'Opéra de Paris, qui plus est dans une mise en scène qu'on nous annonce à nouveau comme considérablement vieillotte ?) ; mais il prend aussi le temps de reprendre le rôle du Fils de roi dans Königskinder de Humperdinck à Zurich (un authentique chef-d'œuvre méconnu, j'y serai), sans parler des Troyens qu'il abordera dans deux saisons à Londres : un vrai parcours personnel, qui navigue constamment entre des choix individuels et le grand répertoire (Carmen prochainement à Munich). Et qui, en l'occurrence, réunit dans une même admiration les connaisseurs pointilleux (à quelques exceptions près) et le grand public, les lyricomanes bruts de décoffrages et les intellos.

Il faut toujours être économe sur les superlatifs. Ici, on peut pourtant bien en glisser un ou deux : on n'avait jamais entendu ça, même sur les vieilles cires censées contenir tout ce qui manque aux chanteurs d'aujourd'hui. Cette aisance à franchir l'orchestre sans jamais forcer, cette appropriation des rôles (a-t-on déjà vu un Lohengrin aussi complexe, aussi humain, aussi exempt d'angélisme ?), cette audace dans le choix des nuances..

Photo : Lohengrin à Munich, avec Anja Harteros (mise en scène : Richard Jones)


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Il reste de très nombreuses places pour le concert de l'un des meilleurs orchestres du monde, l'Orchestre du Festival de Budapest, sous la direction d'Ivan Fischer (Salle Pleyel, ce samedi 9 janvier) !
Ivan Fischer est pour moi d'ores et déjà un très grand chef, et je crois fortement qu'il sera dans dix ou quinze ans ce que sont les Jansons, Abbado ou Haitink aujourd'hui, une légende de la direction orchestrale !
Au programme : Wagner et Stravinsky.

mardi 5 janvier 2010

La révolte des tutus - De la modernité de la danse classique

Je l'avoue, je n'accorde pas suffisamment d'attention aux commentaires postés sur ce blog, même si je les lis avec grande attention ; mais je n'aime guère plonger au fin fond des messages pour répondre, ce qui est mal. (Au passage, les commentaires sont désormais modérés pour éviter les spams que j'ai reçus ces derniers temps, mais je publierai tous les commentaires réels si désagréables qu'en soit le contenu).

J'ai reçu récemment, sur ce message, un commentaire à vrai dire quelque peu agressif, mais intéressant, et j'y réponds par ce biais.

L'auteur du commentaire a cliqué sur le lien qui figure en bas de mes messages sur le forum http://www.forum-dansomanie.net/ (où mon pseudo, pour des raisons sans intérêt, est nabucco) et est tombé sur ce blog. Me voilà donc considéré pour mon incarnation forumesque comme "très traditionaliste voire réactionnaire". C'est très intéressant, même si totalement faux : mon honorable correspondant n'a pas dû se rendre compte que, si je critique les baudruches McGregor ou Maliphant, j'aime aussi Keersmaeker, Cunningham, Bausch et bien d'autres, quand ce n'est pas Jan Fabre. Ne peut-on aimer la danse classique sans être réactionnaire ? Ne peut-on, de plus, aimer la danse classique sans pour autant devoir la justifier par les prouesses gymniques de Mlle Guillem et de ses épigones Simkin ou Osipova ?

La danse classique a toute sa place dans le monde artistique contemporain, comme tout genre artistique qui a produit des chefs-d'oeuvre. Le risque de conservation dans le formol, de mignardise, d'empoussiérage, existe en danse classique, plus que partout ailleurs peut-être. Ce à quoi j'appelle pour maintenir en vie ce genre infiniment fragile, en quête perpétuelle de son identité, et passionnant précisément pour cela, ce n'est pas ce qu'aimerait peut-être mon aimable correspondant (ses propos sont hélas trop peu développés pour que j'aie une certitude), une orientation vers le show, vers le spectaculaire, vers la rapidité.

Ce dont je rêve, c'est d'une introspection, d'un retour à des sources qui existent, mais qui ont été enfouies sous des générations de compromis. Cela s'est fait pour la musique baroque depuis un demi-siècle, et le résultat a été la révélation d'une musique qui paraissait d'une incroyable modernité, d'une audace, d'une vie inconnue, une fois délivrée de la gange de pompe qui l'avait si longtemps enserrée et l'avait conduite à un oubli partiel qui, pour ce qu'on pouvait précédemment en entendre, paraissait on ne peut plus justifié. En danse, une telle démarche a déjà été entreprise, comme le montrent idéalement deux versions du Corsaire (Bolchoi et Ballet de Bavière) reconstruites plus ou moins largement à partir de notations effectuées vers 1900.
Bien sûr, en danse le passage du temps est plus cruel que dans les autres arts (sinon le théâtre, plus impalpable encore), mais ces tentatives très réussies ont montré l'intérêt majeur d'une telle démarche, qui n'est pas une démarche conservatrice, mais au contraire une exploration, une redécouverte de mondes inconnus.
Cet effort, car c'en est un, pour le public et pour les danseurs, n'a pas d'autre but que de parler aux gens d'aujourd'hui, en les faisant sortir d'une routine qui les engourdit : l'ennemi, ce sont les pesantes versions soviétiques en vigueur encore aujourd'hui notamment dans les troupes russes (le Casse-Noisette de Vainonen, les Lacs des Cygnes de Sergeev [Mariinsky] et de Grigorovitch [Bolchoi]), dont s'accommodent au fond fort bien les tenants des hyperextensions et de la virtuosité gratuite.

Une dernière chose en passant : je fréquente activement le Théâtre de la Ville tout autant que l'Opéra de Paris ou autres spectacles de danse classique. L'idée que l'un de ces deux publics assez peu perméables est plus progressiste ou moderne que l'autre m'est depuis longtemps passée : le public de la danse contemporaine, lui aussi, a son abonnement depuis 20 ans, va voir les mêmes chorégraphes depuis 20 ans (même quand ils ont fini par les ennuyer), et croise au théâtre les mêmes personnes que depuis 20 ans...

samedi 2 janvier 2010

Offenbach/Marthaler : Une Grande-Duchesse

Il est possible que ce blog finisse par contenir plus de critiques de spectacle que par le passé. À suivre...

 Pendant qu'à Paris André Chénier se laisse conduire à l'échafaud sans protester tant la mise en scène du spectacle dont il fait partie l'ennuie lui-même, c'est la Grande-Duchesse de Gérolstein qui se trouve à Bâle sous le feu des projecteurs, sous la houlette du metteur en scène suisse Christoph Marthaler.

On est frappé à l'entrée même de la salle : le théâtre de Bâle lui-même est comme une pièce de Christoph Marthaler, ou comme un décor de sa fidèle décoratrice Anna Viebrock. Je regrette de ne pas avoir pu prendre des photos (j'espère me rattraper en février), mais tout y est, dans une ambiance délicatement Seventies : ce plafond en parquet aux ondulations délicates, la couleur indiscernable de fauteuils qui auraient toute leur place dans le salon d'une famille de série télévisée de ces années-là, et surtout l'envahissante et dérisoire forêt de projecteurs, qui suffiraient à deux ou trois théâtres de la même taille... C'est à première vue très laid ; à seconde vue, on se trouve plongé dans le monde du metteur en scène et dramaturge suisse, le monde d'une certaine absurdité discrète,

Mais on est venu, paraît-il, pour le spectacle. On peut comprendre l'hostilité d'une partie du public, venu pour entendre La Grande-Duchesse de Gerolstein d'Offenbach : de cette oeuvre, on ne verra en fait que le premier acte, l'ensemble constituant avant tout un spectacle de Marthaler, non une mise en scène d'opéra. On peut ne pas l'accepter ; on peut aussi entrer dans le jeu, oublier de faire le procès en non-conformité qu'aiment tant les amateurs d'opéra, accepter de se laisser guider en un autre monde que celui qu'on côtoie tous les jours.

Avouons-le : la première partie du spectacle, celle justement qui met en scène les aventures de la princesse et du troufion jusqu'au départ de ce dernier pour la guerre, n'est pas la plus passionnante. Marthaler, avec son sens affûté du détail, sait merveilleusement croquer cette vie de cour minuscule, faite d'attente, de dignités postiches, de faux luxe et de pathos patriotique (tiens, ne serait-ce pas une forme de fidélité à l'oeuvre, quand même ? Une manière de retrouver, par des moyens modernes, accessibles, divertissants, l'essence de l'esprit d'Offenbach ?). Anne-Sophie von Otter, qui règne sur une distribution locale peu enthousiasmante, entre à merveille dans le jeu de Marthaler, qui lui fera chanter Haendel* dans la seconde partie : c'est un ravissement de voir confirmer une fois de plus que les grands chanteurs ne sont pas forcément des ennemis du Regietheater. Plus enthousiasmant encore est un familier de Marthaler, l'acteur à multiples talents Jürg Kienberger, que les Parisiens connaissent comme "récitativiste" des Noces de Figaro du même Marthaler (un spectacle, soit dit en passant, que je n'avais guère aimé) : avec son élégance de gringalet lunaire, toujours en marge du monde dans lequel il évolue, maladroit et émouvant comme Charlot, il est le fil conducteur du spectacle. Un comique exceptionnel, qui sait aussi bien faire rire que toucher, par exemple quand il chante, de son inimitable voix de fausset, le duo de Haendel avec la Grande-Duchesse...

Dans la seconde partie du spectacle, il se passe - strictement rien. Les soldats partis, l'attente reprend, ponctuée par les airs de Haendel, par des extraits wagnériens joués sur un épouvantable piano désaccordé, surtout par la répétition lancinante des premières phrases de Selig sind, die da Leid tragen extrait du Requiem allemand de Brahms. L'attente, chez Marthaler, ne compte jamais pour l'objet qu'on attend : on n'attend jamais que Godot, mais en attendant c'est toute notre personnalité, notre (absence de) vie intérieure qu'on révèle au monde. Avec impudeur, avec tragique, avec gaîté, c'est selon. Les merveilleux acteurs-musiciens de Marthaler chantent comme personne, parce que Marthaler sait que la musique est un moyen de neutraliser un moment la question lancinante du temps.

La Grande-Duchesse de Gérolstein - Christoph Marthaler

Ce spectacle n'est pas une mise en scène de la Grande-Duchesse d'Offenbach (une oeuvre que j'aime beaucoup, sans pour autant accepter d'en faire une vache sacrée). Ce n'est même pas, peut-être, le plus grand spectacle du metteur en scène suisse. Même imparfait, même bancal, il y a pourtant cent mille fois plus à y trouver que dans toute une saison de Nicolas Joel, de l'Opéra-Comique ou du Châtelet.



* Plus précisément deux extraits de Giulio Cesare (Piangerò la sorte mia et Son nata al lagrimar), sans les da capo.

Photo © T+T Fotografie Tanja Dorendorf
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