vendredi 27 février 2009

Wer hat dies Liedlein erdacht

Un chanteur, un pianiste, quoi de plus intime, quelle meilleure occasion de faire naître une musique de l'intime dont les subreptices charmes, qui ne sont guère dans l'air du temps, n'ont jamais attiré et n'attireront jamais un vaste public, ne quittent jamais ceux qui leur ont une fois succombé ?
Et pourtant, ce répertoire du Lied, avec cette Zweisamkeit ("solitude à deux") qui le caractérise, n'a pas manqué de susciter la créativité des transcripteurs de tout poil : on connaissait depuis longtemps les transcriptions par Liszt de certains Lieder de Schubert, voilà qu'au contraire ce sont, depuis quelques années, les diverses orchestrations de ses Lieder qui reviennent à la mode. C'est notamment Claudio Abbado, avec des chanteurs comme Anne Sofie von Otter ou Thomas Quasthoff, qui a lancé cette mode, avec des concerts et un disque où les collaborateurs intempestifs du pauvre Schubert se nommaient Reger, Berlioz, Britten ou Webern : avec toute mon admiration pour Claudio Abbado, je dois avouer ne jamais avoir été très convaincu par cette tentative : les orchestrations réalisées, souvent banales, n'ont rien du génie de celles d'un Mahler ou d'un Berg faisant des versions orchestrales de leurs propres Lieder.
Plus innovante sans doute est la tentative de "recomposition" du Voyage d'Hiver pour ténor et (volumineux) ensemble réalisée par Hans Zender, avec un grand succès dont témoignent de nombreux concerts* et plusieurs enregistrements (chez Kairos [Prégardien/Cambreling] et RCA [Blochwitz/Zender]) : comme obsédée par le rythme lancinant d'une marche comme perdue dans le brouillard, marche immobile que d'incertaines trouées éclairent par ci d'un trait de guitare Biedermeier, par là d'une trompette à l'indiscrète pétulance, cette réinterprétation composite ne me convainc pourtant, jusqu'à présent, qu'à moitié, tant l'instrumentation bigarrée choisie par Zender fait perdre pour un profit incertain le dépouillement de la partition originale.

Toute autre est la démarche d'Aribert Reimann, compositeur confirmé, particulièrement à l'aise avec la voix, et non moins expérimenté accompagnateur, qui connaît le répertoire du Lied comme personne. Lui a pris plusieurs Lieder épars de Mendelssohn, Schumann, Brahms et Schubert pour composer des cycles où la voix de soprano est rejointe par la richesse de timbres du quatuor à cordes. Le plus remarquable de ses travaux est peut-être le cycle consacré à Mendelssohn, compositeur constamment méprisé en France, Oder soll es Tod bedeuten? (Serait-ce la mort, dernier vers du Lied Neue Liebe) : loin de rompre l'intimité du dialogue entre la chanteuse et son accompagnateur, le recours au quatuor, qui accompagne le poème mais relie également les Lieder entre eux par des transitions d'une intelligence chambriste remarquable. Ces cycles sont eux aussi bien défendus au disque, par Juliane Banse d'une part (Tudor, avec le quatuor Cherubini), Christine Schäfer (Capriccio, avec le quatuor Petersen), tous deux également recommandables... Particulièrement conseillé aux mélomanes qui penseraient que la musique vocale est condamnée à tomber dans la vulgarité des récitals de starlettes façon Netrebko ou Villazon...

*On peut écouter en ligne ce cycle par Hans Peter Blochwitz sur le site de la radio lettone (à 20 h 10).

Titre : Qui a inventé cette petite chanson? (titre d'un des plus intrigants des Lieder de Mahler)

vendredi 13 février 2009

Evénement

Il y a eu, paraît-il, un événement au début de ce mois dans la vie musicale parisienne. Salle bondée (le Théâtre des Champs-Elysées), public mondain aux anges, stars et paillettes. On y jouait, en version de concert, Le Chevalier à la Rose, avec Renée Fleming, Sophie Koch, Diana Damrau, sous la direction de Christian Thielemann.
Événement ? La version de concert d'un opéra on ne peut plus classique, avec des chanteurs qui ont déjà traîné leurs guêtres dans ces rôles sur toutes les scènes du monde, entre autres à Paris, sous la direction d'un chef présent chaque année à Paris pour des concerts symphoniques qui ne déchaînent guère l'enthousiasme ?
Peu importe, au fond, la qualité réelle de l'exécution : je n'y étais pas, et pas seulement par aversion résolue pour les maniérismes et la diction pâteuse de Mlle Fleming, pur produit marketing (car le marketing existe aussi en musique classique, et il n'est pas moins efficace qu'ailleurs pour faire trouver divin des produits bas de gamme). Le problème, c'est de comprendre comment un tel concert, où rien n'a la moindre originalité, où rien n'est créé, où tout est tellement formaté pour le succès que l'émotion y est impossible (sinon l'émotion programmée des fans, qui ne me sont en rien plus sympathiques que ceux de Johnny Halliday ou de la Star Academy, et auraient bien tort de se croire plus intelligents qu'eux), peut être qualifié d'événement.

Et ce d'autant moins qu'au même moment l'Opéra Garnier affichait Yvonne, Princesse de Bourgogne, le nouvel opéra de Philippe Boesmans (dont j'ai tant aimé l'opéra précédent, Julie, heureusement disponible en DVD). Une œuvre immédiatement accessible, d'une grande intelligence, sur un livret d'une qualité incomparablement supérieur à celui du Chevalier d'ailleurs*, avec des chanteurs certes moins célèbres, mais dont on sent à quel point leur rôle a été écrit pour eux (Mireille Delunsch, Yann Beuron, Paul Gay), voilà ce que j'appelle un événement. On peut toujours trouver à redire sur de telles soirées, et notamment, ici, que la mise en scène illustrative au premier degré de Luc Bondy est loin d'explorer tout ce que l'oeuvre contient en elle, mais au moins, une oeuvre a été créée.

Et puis, pour parler un peu de théâtre, on avait là sur scène l'actrice allemande Dörte Lyssewski dans le rôle titre (quasiment muet) : quand on va trop au théâtre en France, on oublie que l'acteur, ce n'est pas seulement une bouche qui dit un texte, c'est également un corps. Ce que montre Mlle Lyssewski avec une formidable éloquence muette, comme l'avait fait, il y a quelques semaines, l'Anglaise Fiona Shaw, avec le verbe (et avec verve), dans le prologue poétique qu'avait ajouté Deborah Warner à sa mise en scène de Didon et Enée de Purcell (Opéra-Comique, un des rares spectacles de cette maison à s'être hissé au niveau qu'on attendait d'elle). Voilà ce que sont des acteurs, voilà ce qu'est le théâtre.

* Le culte des amateurs d'opéra pour Hofmannstahl est, je trouve, très excessif. Encore le Chevalier, même avec ce passéisme forcené qui le caractérise, est-il agréable et léger, comme Ariane ; mais La femme sans ombre, quel indigeste salmigondis ! Il y a tellement mieux en littérature à cette époque, y compris - à peine quelques années plus tard -, le jeu de massacre de Gombrowicz !

mercredi 4 février 2009

L'héritage Noureev à l'Opéra (4) - Le sens des gestes

On s'en plaint assez, chez les lyricomanes surtout : faire applaudir le public de l'Opéra de Paris au-delà des simples formes de politesse est un défi considérable (non que les applaudissements soient tellement indispensables, d'ailleurs). On devrait donc se réjouir des ovations tumultueuses qui saluent chaque représentation du Boléro de Maurice Béjart, en ce moment à l'affiche de l'Opéra Garnier : on a, de fait, rarement vu cela pour un spectacle de danse à Paris.
On peut s'en réjouir : pour ma part, cette réaction m'atterre.

Londres/London, Royal Opera House, Covent Garden

J'avais parlé en détail, il y a quelques mois, d'Artifact Suite de William Forsythe, donné à l'époque à l'Opéra Bastille, accueilli favorablement, mais sans délire par un public sans doute quelque peu perplexe devant la complexité et l'abord quelque peu abrupt de la pièce. Au coeur de la pièce de Forsythe se trouvait une interrogation sur la psychologie de la foule, sur les phénomènes d'enthousiasme collectif (amoureux ou haineux), sur la tyrannie du collectif sur l'individu. Il y a certainement, dans ce travail de Forsythe, le souvenir traumatique qui est celui de toute notre société, celui du fascisme, de sa force d'entraînement sur des sociétés si cultivées soient-elles, de la manière dont le collectif peut conduire à la monstruosité. Il n'y a pas de perspective historique, pourtant, chez Forsythe, beaucoup plus une réflexion sur un phénomène humain qu'une période historique a mis en pleine lumière, mais qui est toujours là, en nous.

Assister, dans cette perspective, au délire du public pour ce Boléro - chorégraphiquement proche de zéro -, c'est évidemment glaçant. Béjart utilise ce pouvoir de manipulation, sans arrière-pensée, sans conscience - art sans conscience, après tout, n'est pas moins ruine de l'âme. Cette absence de conscience, au-delà de tous ses poses humanistes, c'est peut-être la plus grande constante de l'oeuvre de Béjart, on a pu le constater encore récemment par son Oiseau de feu à l'Opéra Bastille : récupération sans scrupules d'une imagerie révolutionnaire - on est alors en plein Vietnam, en pleine Révolution culturelle chinoise, dans les suites des mouvements de 1968 -, mais en quelque sorte abstraite de tout contexte, se gardant bien de prendre toute position. C'est une oeuvre d'un pur opportunisme : mais c'est bien moins grave, à mon sens, que la manipulation, d'autant plus dangereuse qu'elle est efficace, commise par Béjart dans son Boléro. Le pire serait-il moins loin qu'on ne le pense ? On parle peut-être trop de crise économique, et trop peu de crise culturelle...

Photo : Royal Opera House, Londres
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